“Spélicans !” (Villon)
Mammotrectus, Liber expositorium totius Bibliae, ac aliorum quae in ecclesia recitant (Strasbourg, 1494). Le Mammotrectus, un lexique qui “explique tous les mots de la Bible”, compilé par un certain Giovanni Marchesini, était, à la Renaissance, l’un des livres les plus lus et recherchés. Le titre, Mammothrectus, orthographié différemment d’une édition à l’autre, est glosé comme lacte nutritus, mammae-tractus, “nourri au lait maternel”, les mamelles étant, il va sans dire, celle de l’église. Erasme parle de ce livre dans L’Éloge de la Folie, tandis que chez Rabelais cette encyclopédie forme l’un des piliers de l’enseignement reçu tant par Gargantua que par Pantagruel. Dans l’épopée de ce dernier géant, qui régit, on le sait, la soif des humains, le titre de ce traité didactique devient: Marmotretus, de Baboinis et Cingis, “des babouins et des singes”, Marmotret dérivant, visiblement, demarmot.
C’est donc l’un des livres qui dominaient l’atmosphère culturelle de l’époque. À le lire, les amateurs d’érudition facile et, souvent, douteuse, pouvaient apprendre, par exemple, quels sont les dix noms du Créateur chez les Hébreux: El, Eloy, Eloe, Sabaoth, Eloyon, Eloye (expliqué comme “celui qui est”), Adonaï, Ia, Ioth et Saday (ou omni potens).
L’un des chapitres peut encore être lu avec plaisir aujourd’hui: il s’agit du bref bestiaire qui traite des animaux de la Bible et où batifolent les gazelles (oryx, ou bubalus), le traguélaphe, l’élan (hircoceruus), le chameau, le lièvre, le béhémot avaleur de prophètes, la girafe (cameleopardalus) et le pélican.
Ici, un éclaircissement ne serait pas inutile: l’histoire de la baleine et du prophète est archi-connue, tandis que les autres bêtes qui peuplent le dictionnaire sont des animaux de la plaine, tout juste bons pour le relief d’Israël. Leur présence dans ce lexique va de soi. Mais que fait ici le pélican?
Eh bien, voilà, dans le livre d’Isaïe, là où l’on prédit la destruction du Sion, on trouve cette belle image qui pourrait être signée par Lautréamont: “Le pélican et le hérisson seront ses maîtres, le hibou et le corbeau ses habitants”.
La présence du pélican et du hérisson vaquant parmi les ruines parsemées de cadavres du Sion ne peut que nous surprendre. L’explication c’est que le pélican, sous le nom de qa’atétait considéré par le Lévitique comme un oiseau impur, sa consommation étant interdite parce que, croyait-on, il se nourrit de cadavres. Voici la liste des volatiles nécrophages: pélican, corbeau, pie, autruche, hibou, cygne (!) et chauve-souris. (Lév. 11, 13-19) Mouais.
Mais que voit-on? Le Mammotrectus, surprise, se trouve en contradiction avec les Écritures, car nous lisons, dans cette passionnante encyclopédie que: Pelicanus cadaver fugit. Nec famis vehementia putridas carnes tangit. C’est-à-dire: “Le pélican a horreur des cadavres. Même s’il devait crever de faim, il ne consentirait à se nourrir de viandes avariées.” C’est tout. Il évite les cadavres. Et ceci malgré l’avis biblique, qui nous le montre se repaissant de charognes dans le Sion ravagé. Pourquoi cette déformation de la réalité sacrée? Pourquoi se soucier de refaire la réputation du pélican?
(Il est vrai pourtant que dans le Talmud on trouve, à un moment donné, un texte qui paraît permettre la consommation du pélican, si c’est bien lui le saknai en question, nommé ainsi d’après son goitre volumineux, qu’on appelle sak, comme aujourd’hui: sac, sacoche.)
La raison pour laquelle l’auteur du lexique s’occupe à maquiller les mœurs du pélican, c’est que cet oiseau est un symbole christique, au même titre que la panthère ou la licorne. Parce que le pélican se déchire la poitrine pour nourrir ses petits: “prenez, mangez, ceci est mon corps”.
(C’est peut-être cette propension pour la symbolique christique qui a poussé l’un des plus grands éditeurs allemands de l’époque, qui était aussi l’un des premiers cabalistes chrétiens, à se choisir l’étrange pseudonyme de Conrad Pellicanus. Mentionnons aussi le beau juron: In corpore Pelicanis! et la prière, plus belle encore, attribuée à Saint Thomas: Pie Pelicane, Jesu Domine, etc.)
Un Moldave rétablit la vérité biblique
Mais voici qu’en Moldavie, un prince écrivain, Cantemir, revient, dans son Histoire Hiéroglyphique (1720), à la tradition vétéro-testamentaire et ceci sans se soucier de l’ennoblissement tardif du volatile. Il réintroduit le pélican parmi les oiseaux à éviter et il nous le montre en train de se nourrir d’horreurs. Le pélican s’abouche et s’acoquine de nouveau avec “corbeau, corneille, pie, hibou, chouette et d’autres qui leur ressemblent et qui sont toujours prêts à s’approprier la proie des autres, mêmes si elle est avariée, plutôt que de se donner la peine de s’en chercher une fraîche”. C’est éloquent et définitif.
Quittons un instant ce macabre festin, sans sortir cependant de l’ornithologie. Il s’agit maintenant de détruire le mythe de l’autruchameau, inventé par Cantemir. Depuis des générations, cette créature –strutocamila, dans l’original- est présentée aux écoliers roumains comme un hybride produit par le cerveau surchauffé du prince moldave, qui aurait jonglé avec les règnes animaux dans des buts purement littéraires.
Malheureusement, ce mythique animal des lettres roumaines s’avère une banale autruche, dont le nom grec fut emprunté par le prince hellénophile. Il ne faut pas oublier que ce royal rejeton avait appris à lire, comme Gargantua, dans des livres comme Mammotrectus. Écrivant son Histoire Hiéroglyphique, il la fit traverser de monstres lexicaux comme le camilopard, le léopard-chameau (du gr. kamelopardalis, s.f.= girafe), ou l’autruchameau (gr.strouthokamelos, s.f.= autruche). De simples emprunts lexicaux, donc. Mais le prince va plus loin: ces mots ne sont pas à l’aise en roumain, alors ils les décompose en guenilles porteuse de sens, comme quand il parle du traguélaphe (“chèvre-cerf, dit-il, donc un animal qui n’existe pas”) ou de strutocamila (“chameau-oiseau, ou volaille-chamelle”). Mais la vérité ne doit pas être cachée. On rencontre ledit animal dans l’Histoire naturelle de Pline, livre qui devait se trouver dans la bibliothèque du prince, ou alors chez Pétrone, dans leSatyricon: Ego tibi pro ansere struthocamelum reddam, “à la place d’une oie je te donnerai une autruche” (Sat. CXXXVII).
Et avec ce dernier coup de plume, nous allons quitter le sabbat des emplumés, les laissant plonger dans la nuit du texte. Valete.
P.S. Il est significatif, pour ce siècle de décadence, qu’un “médiéviste”, Pierre Jourdan, ancien doyen de la faculté de lettres de Montpellier, nous assure, dans une des éditions des oeuvres complètes de Rabelais (Garnier, 1971) que Mammotrectus est un… commentateur de la Bible!…
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Intre timp am dat și o variantă în română:
One Response to DÎNER AVEC LE PELICAN, ou: LORSQU’UN PRINCE MOLDAVE (CANTEMIR) RETABLIT UNE VERITE BIBLIQUE…
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