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Alexandre Dumas en costume tchétchène…

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En 1858, Alexandre Dumas, au sommet de sa gloire, mais criblé de dettes (comme moi aujourd’hui, si on laisse de côté la gloire), décide d’entreprendre un long voyage en Russie et dans ses possessions coloniales du Caucase. Il en donne diverses raisons, mais la plus plausible devait être l’espoir de gagner de l’argent en publiant son journal. Ce genre de littérature, semblable au reportages d’aujourd’hui, attirait déjà un grand nombre de lecteurs. Il s’en va donc, à l’âge de 60 ans, dans un voyage de près d’un an en Russie et dans le Caucase, dans cet Orient “riche, pittoresque et sale“, pour renifler, comme il s’exprime si élégamment, les ” stagnantes et méphitiques vapeurs de l’Asie”.

 

Dumas traverse la région, escorté par des soldats russes et cosaques, pendant les sauvages campagnes militaires que la Russie menait pour la conquête du Caucase, notamment de la Tchétchénie.

Ce qui surprend, dans ce livre étrange et suranné qu’est son Voyage en Russie et au Caucase, c’est la force, ainsi que la terrible cohésion du discours culturel que l’Occident tient sur l’Orient. Or, l’Orient ne va pas de soi, il n’est qu’une création, une invention européenne. Une invention aux dimensions prodigieuses, géographiques, historiques, morales et culturelles. L ’Orient n’est qu’un ensemble de connaissances réunies par l’Occident. (comme le disait E. Said, qui, étrangement, ne mentionne même pas Dumas dans sa somme sur l’Orientalisme…)

Au XIXe siècle, le voyage en “Orient” était une mode, un must pour les écrivains, surtout français. Ils y allaient avec leurs cahiers, en conquérants, Chateaubriand et Flaubert en Egypte, Lamartine au Liban, Gautier et Nerval à Constantinople, Alexandre Dumas en Russie et dans le Caucase. Ils étaient les reporters de l’époque. Evidemment, et nous le voyons maintenant, leur contact avec les gens qu’ils allaient visiter comme au zoo restait très superficiel. Cela allait de l’incompréhension la plus totale, jusqu’à des attitudes qui aujourd’hui nous écœureraient.

Dumas, par exemple, est allé à la chasse de Tchétchènes avec des soldats russes, ils en tuent un dans la nuit et il le raconte nonchalamment :

«Nous étions dans une nuit froide et sombre, au bord d’une rivière inconnue, sur une terre hostile, couchés la carabine à la main, non pas, comme cela m’était arrivé vingt fois, à l’affût d’une bête sauvage, mais en embuscade, attendant, pour tuer ou pour être tués, des Tchétchènes, des hommes comme nous, faits à l’image de Dieu comme nous! et nous nous étions jetés en riant dans cette entreprise: comme si ce n’était rien que de perdre son sang ou de verser celui des autres! 

 

Il est vrai que ces hommes que nous attendions étaient des bandits, des hommes de pillage et de meurtre, laissant derrière eux la désolation et les pleurs. Mais ces hommes étaient nés à quinze cents lieues de nous, avec des moeurs autres que nos moeurs. Ce qu’ils faisaient, leurs pères l’avaient fait avant eux, leurs ancêtres avant leurs pères, leurs aïeux avant leurs ancêtres. 

 

J’en suis encore à me demander si l’on a le droit de se mettre à l’affût d’un homme comme on se met à l’affût d’un cerf ou d’un sanglier.» !!!…

Ou alors, les Russes l’amènent visiter des indigènes :

“Le lendemain de notre arrivée à Astrakhan, le maître de police vint nous prendre pour nous faire visiter l’intérieur de quelques familles arméniennes et tatares. Il avait eu soin de faire demander auparavant si notre visite ne blesserait pas les susceptibilités nationales et religieuses. En effet, quelques puritains manifestèrent leur répugnance pour notre admission dans leur intérieur; mais d’autres, plus civilisés, répondirent qu’ils nous recevraient avec plaisir.

 

Nous entrâmes chez une famille tatare. Chaque Tatar a chez lui son harem, dont il est d’autant plus jaloux, que dans les classes secondaires, ce harem se borne aux quatre femmes permises par Mahomet. Notre Tatar avait son compte; seulement, au nombre des quatre femmes, il y avait une négresse avec ses deux négrillons. Les trois autres femmes avaient leur contingent d’enfants, dont le total montait à huit ou dix; tout cela courait, grouillait, sautait à quatre pattes comme des grenouilles, se faufilait sous les meubles comme des lézards, mais était mû d’un sentiment unanime: s’éloigner de nous. Les quatre femmes étaient debout en rang sur une seule file, immobiles dans un enfoncement, vêtues de leurs plus beaux atours et défendues, on eût dit, par leur époux commun, qui se tenait en avant d’elles, comme un caporal en avant de son peloton. Au bout de quelques minutes, nous avions apprécié les bonheurs de la polygamie et les délices du harem, et, comme nous avions assez des félicités musulmanes, nous sortions pour respirer un air un peu moins chargé d’azote et d’acide carbonique. “

A la fin du voyage, Dumas s’en va en emportant des recettes de cuisine qu’il avait récoltées, non sans nous asséner une dernière série de platitudes sur l’essence de l’Orient:

«Or, parfums, pierreries, armes, boue et poussière, voilà l’Orient.»

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