TOE STORY par Dan Alexe
FADE IN: INT. UNE CHAMBRE, QUELQUE PART EN AFGHANISTAN - JOUR
Le cadre de la caméra révèle un plancher sale et les pieds d’une chaise. La partie inférieure d’une femme portant bourqa entre dans le cadre. Pieds nus, elle porte des sandales en plastique. Les ongles de ses orteils sont coupés carrés ; elle a des chevilles minces.
VOIX D’HOMME Assieds-toi, ma soeur.
Elle s’assoit. La chaise grince.
VOIX DE FEMME C’est quoi tout ça?
VOIX D’HOMME C’est pour un film. On appelle ça un
casting. Tu ne dois pas t’inquiéter. Tout est islamique dedans. Si on te prend pour le rôle, tu ne devras même pas montrer ton visage. Tu ne montreras que tes orteils... Ceux que tout le monde voit de toute façon.
La caméra effectue un zoom lent sur les orteils.
VOIX D’HOMME Et tu seras payée pour cela.
Bouge un peu ta cheville. Elle la fait tourner.
Succession de pieds et orteils de femmes sur le GENERIQUE. LE TITRE: TOE STORY
1.
FADE IN: INT. GRANDE CHAMBRE AUX MURS COUVERTS DE LIVRES - JOUR
Un VENERABLE VIEILLARD à la barbe noble ferme le livre qu’il tenait entre les mains et fixe avec une expression incrédule le JEUNE HOMME assis en face de lui.
Le JEUNE HOMME est mince. Regard fébrile dans un visage à l’expression innocente. Petite barbe noire assez coquette. Il est tendu, mais essaie de ne pas le montrer.
VIEILLARD Tu veux organiser un casting d’orteils?!...
Dans cette ville?
JEUNE HOMME Où serait le problème? Qu’est-ce qui dans la Charia interdit de filmer les orteils des femmes? Je ne vais pas filmer leurs visages.
VIEILLARD Cela ressemble, tout d’abord, à une forme très vile de shirk (idolâtrie), mon fils.
JEUNE HOMME
Monsieur, dans la surah 24, celle appelée Noor, le ayat 31 dit: “parle aux femmes croyantes afin qu’elles détournent leur regard et gardent leur modestie; et qu’elles n’exposent pas leurs ornements, excepté ceux qui sont extérieurs”. Excepté ceux qui sont extérieurs, comme leurs orteils.
2.
VIEILLARD Cela m’a l’air d’une mauvaise traduction,
mon fils.
JEUNE HOMME Oh, non, mon père, parce que le texte arabe dit: “Wa qul-lil-mu’minaati yaghzuzna min’ abssaarihinna wa yahfazna furuujahunna wa laa yubdiina ziinatahunna ‘illaa maa zahara”.
Le vieillard le toise en silence.
VIEILLARD Je ne m’attendais pas à ce que tu connaisses l’arabe.
JEUNE HOMME
Al mu’minaat. Les croyantes. ‘Illaa maa zahara : exceptés ceux qui sont extérieurs.
VIEILLARD Aha. Et quel serait le sujet de ton film?
JEUNE HOMME Vous connaissez l’histoire du Prince Fou
et de la Fée? Le vieillard secoue la tête.
JEUNE HOMME (CONT’D) C’est comme ceci. La Fée est si
insupportablement belle, que quiconque la voit devient fou. Le Prince sait cela, mais il insiste tellement à la voir, que...
Il s’arrête. Le vieillard lui fait signe de continuer.
3.
JEUNE HOMME (CONT’D) ... on l’emmène devant elle. Elle est
voilée, bien sûr. On soulève sa bourqa juste assez pour qu’il voie ses orteils. Et...
Il se met à gesticuler, comme s’il était possédé.
JEUNE HOMME (CONT’D) ...il devient fou.
Il commence à faire des bruits et des gestes grotesques.
JEUNE HOMME (CONT’D) Lorsqu’il reprend ses esprits, on lui dit
“tu n’as vu que ses orteils, imagine ce qui se passerait si tu la voyais entière.”
Il s’arrête. Il sourit, content de lui-même.
VIEILLARD Joli conte. Je le connaissais, bien sûr.
C’est l’histoire de Majnun et Laila.
JEUNE HOMME Attendez, ce n’est pas tout. J’ai changé
la fin. Laila, la Fée, tombe aussi amoureuse du Prince, et, pour qu’ils puissent vivre ensemble sans qu’elle le tue, elle boit un philtre de laideur.
VIEILLARD
Hah?
YOUNG MAN Elle effectue un charme magique et elle se
fait moche. Alors, dès qu’elle devient horrible, ils peuvent vivre heureux ensemble pour toujours.
4.
Le vieillard le fixe de ses yeux sans rien dire.
JEUNE HOMME C’est une histoire très simple, qui
enseignerait au public des valeurs simples et fondamentales à travers des métaphores dépourvues de toute prétention didactique. Tout ce que nous verrions du personnage féminin seraient ses orteils.
Voyant l’hésitation du vieillard, il se hâte de continuer.
JEUNE HOMME (CONT’D) Le scénario a déjà plu à des ONG
étrangères et tout ce que je dois faire maintenant c’est trouver les orteils appropriés et commencer à tourner... On peut voir ça comme un court métrage éducationnel sur la pureté et la dévotion dans l’amour ... sans rien de sexuel ou sale... je ne pense pas qu’il y aurait un seul mollah en ville qui aurait quelque chose à dire contre le fait de filmer des orteils, qui, après tout, sont la partie la plus vile du corps humain...
VIEILLARD Je pensais que ça serait plutôt le cul...
Voyant l’expression interloquée du jeune homme, le vieillard explose de rire.
Le jeune homme essaie de rire aussi, mais le vieillard l’arrête d’un geste.
VIEILLARD
Ton père a été un grand mujaheed. Je vais t’aider… mmm… Rahman, oui?
RAHMAN fait oui de la tête.
RAHMAN Nous avons enterré mon père il y a presque
dix ans, quand nous étions refugiés au Pakistan.
VIEILLARD Je sais. Ecoute, je pense que tu pourras
filmer ton histoire d’orteils. En attendant, tu dois trouver à te loger. Je peux t’aider provisoirement. Tu connais le musée archéologique? La directrice est ma cousine. Une femme extrêmement cultivée. Je l’appellerai et lui demanderai de t’aider à trouver quelque chose.
Rahman se penche et embrasse la main du vieillard.
INT. LE HALL D’ENTREE DE LA MAISON DU VIEILLARD – JOUR
Le vieillard conduit Rahman vers la sortie.
Soudainement, Rahman se fige devant la statue en pierre craquelée d’un grand Bouddha assis.
VIEILLARD Oh, non, n’aie pas peur... Je ne suis pas un
idolâtre. C’est ma fille qui emmène du travail à la maison. Elle restaure des statues au musée. Tout ce que les Talibans ont cassé... Ton père t’a peut-être raconté que j’ai moi-même étudié l’histoire de l’art avant de devenir juge. A Moscou, je m’étais spécialisé dans tout ceci... L’art du Gandhara ... le style Greco-Bouddhiste... Je ne peux toujours pas dire que c’est quelque chose de totalement frivole... Et voilà, ma fille a aussi appris la restauration... Et parfois elle emmène du travail à la maison.
Rahman fait le tour de la statue, l’air admiratif.
6.
RAHMAN C’est très bien restauré.
Il caresse les orteils de la statue.
VIEILLARD Dis, qu’est-ce qui se passe avec les
orteils de la Fée lorsqu’elle devient vilaine? Ses orteils deviennent aussi horribles?
RAHMAN Je n’ai pas encore pensé à ça.
EXT. RUES COMMERÇANTES DU CENTRE-VILLE– JOUR
Rahman traîne, béat, à travers la chaleur qu’on devine écrasante.
Poussière, misère. Enchevêtrement de ruelles grises, étroites.
Foule errant dans tous les sens. Des piles d’ordures partout. Certains monceaux d’ordures brûlent. Des chiens errants et des chèvres fouillent parmi les gravats.
Des devantures délabrées: des guirlandes de pattes de poulets, des pyramides de choux, casseroles, radios, quartiers de viande. Des placards électoraux déchirés ; d’autres, plus récents, qui figurent des mines flanquées de grands points d’exclamation.
Des tapis étendus au milieu de la rue, directement sur l’asphalte. Les voitures roulent dessus, avec un bruit permanent de klaxons.
Grande enseigne peinte figurant un Rambo ruisselant de sueur, au visage naïvement reproduit, exhibant des paquets de muscles gonflés aux stéroïdes.
7.
Des affiches de cinéma en Hindi et en Persan. L’une figure le visage d’une femme en pleurs, des larmes coulant sur ses joues.
Sur une autre: un homme à moitié nu, brandissant une kalachnikov, sa poitrine zébrée de blessures ruisselantes de sang.
Rahman se promène, souriant et transpiré, son épaule écrasée par le poids du sac de la caméra.
Il passe devant l’entrée d’une tombe Soufie et s’arrête pour contempler et écouter.
Des marches en ciment montent vers l’entrée carrée prise entre la vitrine d’une cordonnerie et une pharmacie. Un rideau vert, déchiré, cache la porte.
De l’intérieur on entend des voix de femmes psalmodier un dhikr, une cérémonie mystique. Rahman écoute, avec un sourire attendri, alors que la récitation à l’intérieur s’arrête.
Des pieds de femmes sortent sur le seuil à hauteur de ses yeux.
Sortant l’une après l’autre, les femmes s’enveloppent de leurs bourqas, avec des gestes mécaniques et dignes. La plupart sont enveloppées de pied en cap.
Rahman fait semblant de lire les étiquettes de la vitrine de la pharmacie, pendant que les pieds des femmes descendent rapidement les marches.
La plupart portent les mêmes sandales ou tongs en plastique. Les ongles de leurs orteils sont sales, épais et kératineux. Certaines portent des baskets et des pantalons sous la bourqa.
8.
La dernière paire de jambes s’arrête pendant quelques secondes.
Leur propriétaire porte des jeans sous un manteau élégant. Les pieds, tout blancs, sont chaussés de sandales en cuir, visiblement chères.
La plante des pieds est très arquée; les orteils sont longs et nettement séparés.
Les ongles ont une forme ovale et sont presque transparents, avec une fine marge blanche, sertis dans un cercle de chair rose que visiblement on récure périodiquement avec beaucoup d’application.
Le visage de Rahman se décompose ; ses yeux remontent sur le corps mince de la jeune femme jusqu’à son visage encore découvert.
Lorsque leurs regards se rencontrent, elle jette ses deux bras en l’air et arrange rapidement son voile qui retombe sur son visage. Rahman saute de côté pour la laisser descendre les marches.
Sur le trottoir, elle tourne le dos et s’en va, décidée.
Il la regarde s’éloigner, passant sous l’énorme enseigne du club de body-building.
Sans un autre regard pour la tombe Soufie, il part après elle, en gardant une distance prudente.
Au premier carrefour, lorsqu’elle se prépare à traverser la rue, elle regarde vers la gauche et le voit. Elle tire le voile encore plus bas sur son visage.
Elle se jette brusquement dans le flux de la circulation, sans regarder à droite ou à gauche. Il la suit, et un énorme camion décoré le manque de près, klaxons beuglant dans un nuage de poussière.
9.
Lorsqu’elle arrive, saine et sauve, sur l’autre trottoir, elle voit son reflet dans une vitrine.
Elle hâte le pas, rigide et digne.
Voulant traverser un autre large boulevard, les sifflets hystériques d’un flic posté au milieu de la rue l’obligent à s’arrêter. Un convoi officiel passe à toute vitesse, des jeeps à vitres fumées suivies par des monstres blindés de l’OTAN.
Arrivé derrière elle et faisant semblant de chercher à identifier les dangers de la rue, à droite et à gauche, il demande doucettement:
RAHMAN Je peux t’aider, ma sœur?
Elle secoue vigoureusement la tête, fixant un point ailleurs, ce qu’on voit de son visage montrant un ennui extrême.
Arrivé derrière elle de l’autre côté de la rue, Rahman ralentit le pas en reconnaissant la porte de la maison du vieux juge.
La fille s’arrête sur le seuil de la cour et se retourne en le perçant de ses yeux sombres, ses lèvres serrées dans une expression de mépris infini.
Il s’arrête aussi à une certaine distance et baisse ses yeux, fixant son regard sur les pieds de la fille.
Il récite soudainement, d’une voix tremblante:
RAHMAN « Combien il est heureux, le roi mis en
échec par ta tour! Combien heureux celui quoi se trouve avec toi!
10.
RAHMAN (CONT’D) “Je jetterai mon cœur et mon âme à tes
pieds; Poussière est l’âme qui ne peut être la poussière de tes pieds.”
Il attend, avec un vague sourire. Visage pierreux, elle enchaîne:
Une pause.
FILLE “J’ai scellé le passage des lèvres, comblé
les oubliettes; Je me suis libérée du désir de parler.”
GIRL
C’est de la poésie pour gays, ahmaq
(crétin)... Les poèmes d’amour de Rumi étaient écrits pour un homme. Tu peux aller réciter ça au bazar... Les marchands de Kandahar apprécieraient beaucoup. Tu pourrais peut-être gagner assez pour t’acheter une chemise convenable...
Elle claque la porte. Il reste figé, ses yeux rivés sur la porte en métal rouillé. CUT TO: EXT. DEVANT LE MUSEE ARCHEOLOGIQUE - JOUR
La carcasse bombardée du musée, sur une colline qui domine la ville.
11.
Les murs du musée sont criblés de trous de projectiles. Des marches en ciment montent vers l’entrée principale.
INT. LE MUSEE - JOUR
Rahman pénètre dans le bâtiment, le sac de la camera sur son épaule, et passe devant des rangées de statues décapitées.
Il traverse une série de salles, certaines sans toit, dans la lumière aveuglante du soleil matinal qui tombe d’en haut.
INT. BUREAU DANS LE MUSEE - JOUR
La directrice est occupée à parler au téléphone. C’est une femme énergique d’une quarantaine d’années, avec une mèche de cheveux qui pend élégamment sur son front, son voile repoussé vers le haut de sa tête.
Ayant raccroché, elle sourit à Rahman et montre une chaise vide de l’autre côté de son bureau.
DIRECTRICE Rahman, oui? Mon cousin te recommande
chaleureusement. Il paraît qu’il était très proche de ton père. Moi, c’est Spojmai. Comment puis-je t’aider?
RAHMAN En me permettant d’abord d’exprimer le
sentiment de confiance totale qui m’envahit en ce moment, lorsque je vois ton accueil. Tu as une belle âme, ma soeur. Je le vois dans tes yeux. Tu me parais faire partie de ces êtres rares qui font le bien non pas par devoir, mais parce qu’il participe de leur nature. Permets-moi de profiter de cela.
12.
SPOJMAI
(sourit) Comment est-ce qu’un jeune homme peut
parler aussi bizarrement de la nature humaine? Et puis, comme c’est osé et gros de me dire immédiatement que je suis un être rare... J’espère que tu as beaucoup à demander en échange de cette attitude éhontée.
RAHMAN Certains sentiments n’ont une valeur que
lorsqu’ils se révèlent spontanément. Même si je n’avais rien à demander, je trouverais quelque chose, ne serait-ce que pour pouvoir te montrer ma reconnaissance.
SPOJMAI
(rit) Une flatterie aussi exagérée et grossière
me montre un joli sens de l’humour. Très bien. Qu’est-ce que tu veux?
RAHMAN Je veux pouvoir faire ce film. Je crois
beaucoup en cette réécriture de l’histoire de Majnun et Laila. J’aimerais trouver où me loger pour quelques mois, pour pouvoir travailler à ce film. Je ne pourrais pas payer un hôtel. J’ai aussi besoin de trouver des gens intelligents et cultivés, comme toi et Monsieur ton cousin, qui pourraient m’aider à organiser le casting tout en persuadant les autorités religieuses qu’il n’y a rien de mal à vouloir filmer les orteils des femmes.
SPOJMAI Es-tu un bon musulman?
13.
RAHMAN
(avec ferveur) Je ne peux pas dire que je suis «bon»,
mais j’essaie en permanence de remédier à mes défauts. Je peux seulement dire que je n’ai jamais cherché à faire du mal d’une façon délibérée. Je suis aussi initié dans la confrérie des Qadiriyas, et la première chose que j’ai faite aujourd’hui, après la discussion avec M. le juge, a été d’aller à la tombe de Noori Baba.
SPOJMAI Le matin, c’est réservé aux femmes.
RAHMAN Oui, j’ai vu. J’y retournerai, mais j’ai
été heureux de voir que la tombe n’a pas été touchée par les bombardements.
SPOJMAI Parce que Noori Baba était un saint. Très
bien. Tu es un Qadiri. J’espère que tu ne fumes pas.
Il secoue la tête.
RAHMAN Bibi Spojmai, j’ai cinq cents dollars dans
ma poche, je suis sérieux et travailleur. Peux-tu m’aider à trouver une chambre, pas trop horrible et pas trop chère?... jusqu’à ce que je finisse mon film?
Spojmai l’observe en silence. Nerveuse, elle fronce les sourcils. Elle a l’air embarrassée.
14.
Elle crie.
RAHMAN Je regrette de te perturber. J’ai vu une
guesthouse pas loin du musée. Je pense pouvoir me payer une nuit là-bas. Demain j’aurai le temps pour trouver quelque chose.
SPOJMAI C’est la guesthouse de Bibi Malalai. C’est
horriblement cher. Il n’y a que des étrangers qui habitent là. Attends. Je suis en train de penser à quelque chose pour toi.
RAHMAN Tout ce qu’il me faudrait, c’est du
silence, un peu de soleil, et un matelas par terre...
SPOJMAI Mon cher, tu as été si ouvert dès le
début, que je vais te poser la question directement: es-tu vraiment juste un jeune homme solitaire qui ne cherche qu’à réaliser une version moderne de Majnun et Laila? Je me demande si je peux te trouver une place dans une maison respectable. Tu te présentes bien, là n’est pas la question... C’est ton âge qui m’inquiète.
Shugufa!…
SPOJMAI
Une vieille servante, petite, noirâtre et ridée, sans voile, aux yeux perçants, apparaît portant un plateau avec des tasses de thé et des biscuits. Les ongles des ses orteils sont rougis au henné.
Elle pose le plateau sur la table, verse du thé dans une tasse et la présente cérémonieusement à Rahman, en le regardant de côté.
15.
SPOJMAI Je me souviens du temps où je pouvais
rester des heures dans un café, à boire du thé et à regarder le spectacle de la rue. Tu n’étais pas encore né, je pense.
Elle se verse elle-même du thé. Elle le regarde boire.
SPOJMAI Shugufa, ce jeune homme nous est
recommandé par mon cousin, le juge. Où est-ce qu’on pourrait le loger pendant quelques semaines? Quelque part pas cher, avec de électricité et de l’eau courante.
Shugufa fixe le garçon.
SHUGUFA Je ne vois rien comme ça.
Rahman se lève.
RAHMAN S’il vous plaît, ne vous en faites pas
pour moi. Je trouverai quelque chose. Spojmai le regarde toujours d’un air hésitant.
SPOJMAI Viens, je vais te montrer quelque chose.
16.
INT. UN ESCALIER SOMBRE – JOUR
SPOJMAI J’ai vécu à Paris toutes ces années. J’ai
fait l’architecture. On est une famille complètement explosée. La moitié d’entre nous vivent en Australie.
Ils montent vers les étages supérieurs du musée.
SPOJMAI (montrant une porte)
C’est là que je dors. Je me suis aménagé un petit appartement ici ; notre maison a été rasée dans un bombardement.
Ils montent encore un étage.
SPOJMAI Ah, la France... Là-bas personne ne vient
vous demander pourquoi vous n’êtes pas mariée... Pas besoin de mentir qu’on est veuve, comme je suis obligée de le faire ici tout le temps.
Elle sort une poignée de clés, en choisit une, ouvre la porte d’une énorme mansarde remplie de meubles dépareillés, statues cassées, peintures de mauvais goût dans des cadres splendides, armes, livres anciens.
SPOJMAI Voilà. Tu pourrais rester ici pendant un
temps, sans devoir rien payer. Comme je t’ai dit, mon seul souci est ton âge. N’importe où ailleurs, je n’aurais pas pu te loger. Ici, heureusement, mes seuls voisins sont les baraques de l’OTAN et la guesthouse de Bibi Malalai, où ne vivent que des étrangers
Et regarde autour d’un air rêveur.
17.
SPOJMAI C’est comme le décor d’un film sur la fin
du monde... J’ai toujours pensé que la fin du monde était surtout un rêve de richesse. Les gens qui ont de tels rêves et qui se voient comme dans une transe, rôdant entre les ruines, ne cherchent en fait qu’à profiter de toutes ces richesses restées sans propriétaire. Robinson Crusoé n’est qu’une version simplifiée de ce fantasme, une forme adoucie : il est seul sur son île, mais il dispose quand même de toute la cargaison d’un bateau qui transportait tout ce qu’il faut pour rebâtir un nouveau petit monde, sans les autres, un monde d’abondance solitaire et de jouissance sans fin d’un butin qu’on sait immérité. Voilà donc, ceci sera ton île.
RAHMAN Une armoire me suffirait. Du moment que
j’ai un matelas pour dormir, je serai content. Je n’ai même pas besoin de livres. Pourquoi s’imprégner de la science morte des livres, quand n’importe lequel des objets qui se trouvent ici m’apprendrait plus?
SPOJMAI Bon, personne ne monte jamais jusqu’ici.
Tu n’as pas d’électricité non plus. Tu devras recharger la caméra dans mon bureau. Et, bien sûr, je te demanderai d’être tranquille et silencieux.
RAHMAN Je serai si heureux ici!... Tu finiras par
oublier que je suis là, tu verras.
SPOJMAI Comment tu feras pour manger?
Il fait un geste désinvolte.
18.
RAHMAN Oh, j’irai chercher parfois du naan et du
kebab... Même juste du naan serait assez pour moi.
SPOJMAI Pas question. Shugufa te fera la cuisine.
Maintenant viens manger quelque chose. INT. UNE CHAMBRE D’HOTES DANS LE MUSEE - SOIR
Ils sont accroupis sur un tapis l’un en face de l’autre, tandis que Shugufa met de la nourriture sur une nappe étalée par terre.
RAHMAN Est-ce que tu as déjà rendu quelqu’un
aussi heureux que tu le fais maintenant avec moi?
SPOJMAI Tais-toi et mange.
RAHMAN Je pourrai ranger la mansarde?
Elle le regarde en mâchant silencieusement et hoche la tête.
SPOJMAI Toe Story, hein?
INT. LA MANSARDE - NUIT
Il fait noir. Rahman s’affaire autour de la mansarde, sous une lampe à pétrole. Il trie et arrange les monceaux d’objets, nettoyant, frottant, arrangeant les antiquités sur des tables, les contemplant, leur faisant changer de place.
19.
INT. LA MANSARDE - JOUR
Le matin, le soleil frappe fort à travers la fenêtre. La pièce est complètement changée maintenant, ressemblant à un cabinet de curiosités dans les vieilles peintures baroques.
Rahman saute du lit et se précipite vers la bassine d’eau. On frappe à la porte. Shugufa entre avec un plateau de nourriture. Elle le pose sur une table et regarde autour, bouche bée. Elle frappe ses mains d’étonnement.
Elle s’enfuit de la pièce et dévale l’escalier à toute allure en criant:
SHUGUFA Mash’allah! Bibi Spojmai! Viens voir!...
EXT. ENTREE DU TEMPLE SOUFI - JOUR
Sur le trottoir d’en face, Rahman fait semblant de lire un journal.
Des femmes sortent et descendent l’escalier en ciment, parlant d’une façon animée et pouffant de rire.
La jeune fille apparaît tout à la fin. Elle sent la présence distante de Rahman et descend les marches en ciment dans une attitude fière et tendue à la fois.
Leurs regards se rencontrent.
20.
Elle presse ses lèvres, préparant une imprécation.
Ses yeux à lui sont humbles, remplis d’une prière muette.
Timide, il baisse son regard.
D’un air supérieur de tragédienne, elle ramasse sa bourqa autour d’elle et s’en va sans plus le regarder.
Il la suit de loin, la distance entre eux révélant un rituel presque familier.
INT. UNE PIECE DANS LE MUSEE – JOUR
Rahman fixe sa caméra sur un trépied, l’objectif dirigé vers le bas, sur les pieds d’une chaise.
Spojmai entre en conduisant une vieille femme qui boite et qui regarde attentivement autour.
SPOJMAI Voici Bibi Malalai. Tu trouveras que ses
orteils sont assez... uniques...
RAHMAN Asseyez-vous, Bibi. Laissez-moi juste le
temps de vérifier la lumière. Bibi Malalai s’assoit.
Elle jette à Spojmai un sourire torve.
BIBI MALALAI Il t’a fait aussi subir tout ça?
21.
SPOJMAI Oh, non, moi j’ai fini avec le cinéma il y
a très longtemps. J’ai été Miss Afghanistan, tu te souviens?
Rahman la regarde vite, surpris.
SPOJMAI Tu ne dirais plus ça aujourd’hui, n’est-ce
pas? A TRAVERS L’OBJECTIF:
Les orteils de Bibi Malalai sont tordus comme des serres d’oiseau et un certain nombre manquent.
A LA PORTE
LA VOIX DE BIBI MALALAI J’ai marché sur une grenade, mon cher.
Sinon, j’aurais eu beaucoup de chance de devenir Miss Afghanistan moi aussi.
SPOJMAI Merci, Bibi. Je suis certaine que Rahman
trouvera un petit rôle pour tes orteils.
BIBI MALALAI (vers Rahman, avant de sortir)
Viens habiter chez moi, tu connaîtras beaucoup d’étrangers et il y a internet aussi.
Spojmai ferme la porte, se retourne vers Rahman.
SPOJMAI Je pense que je ne suis pas mal comme
impresario. Les vieilles aptitudes reviennent. Alors?
22.
RAHMAN Elle est horrible... On va la garder. Elle
est tellement moche, qu’elle peut effectivement faire la Fée d’après la transmutation.
EXT. ENTREE DU TEMPLE SOUFI - JOUR
Rahman est appuyé contre un mur, sans même plus prétendre lire le journal.
Les premières femmes sortent et descendent les marches en ciment.
Le visage de Rahman baigne dans une attente humble.
La fille se montre à son tour, accompagnée par la vielle servante Shugufa, qui porte un panier.
Elles descendent les marches en chuchotant.
Lorsqu’elles passent devant lui, Shugufa lui jette un regard indigné.
RAHMAN
Salaam.
Elles passent sans répondre.
Il les suit. EXT. AU BAZAR - JOUR
La fille et la servante glissent à travers les étals, entre des monceaux de viande, des grappes de raisins et des pastèques énormes, coupées en deux, sanguinolentes.
23.
De la fumée sort des brochettes qui tournent. Des quartiers de bœuf et de mouton pendent aux devantures des bouchers, dont certaines sont peintes en rose et en bleu clair.
Les hauts parleurs versent au-dessus de la foule un flux grésillant de musique indienne stridente et pleurnicharde.
Des chèvres et des moutons attachés se débattent et se secouent sous des nuages de mouches.
Des hommes ont formé un cercle autour d’un combat de coqs qu’ils suivent fiévreusement, hurlant leurs paris.
La vieille servante n’arrête pas de jeter des regards à Rahman. Les deux femmes achètent des pommes.
Elles vont regarder un Gitan tenant au bout d’une corde un singe qui danse, coiffé d’un casque nazi en métal.
Le Gitan chante et le singe fait des bonds au milieu d’une foule de curieux qui grossit sans cesse.
Soudainement, Rahman est poussé par la foule vers les deux femmes.
Il essaie désespérément de ne pas toucher la fille. Elle se retourne brusquement vers lui.
Elle vient de croquer la pomme. En le voyant si près, elle a un mouvement de dégoût.
Elle jette la pomme.
Rahman se précipite et la ramasse dans la poussière et la boue piétinée par la foule.
Il fait tourner la pomme dans sa main pour trouver l’endroit où la fille l’avait croquée.
24.
Il fixe la fille. Elle lui retourne le regard.
Il mord au même endroit et suce le jus de la pomme en roulant des yeux avec une mine extatique.
Des rires fusent autour de lui, mais la plupart des gens sont trop occupés à regarder le singe dansant.
La fille frissonne de dégoût et s’en va, suivie par la vieille servante Shugufa, qui secoue la tête sans comprendre.
Rahman jette la pomme par terre devant la fille. La pomme roule dans la poussière jusqu’à ses pieds.
Elle s’arrête une seconde et l’écrase sous son talon, ses orteils se salissant de poussière rendue gluante par le jus de la pomme.
Elle s’en va d’un pas rapide, mais Shugufa s’attarde suffisamment pour voir comment Rahman se précipite sur la pomme écrasée, qu’il enfonce dans sa bouche.
Il les suit en mâchant, souriant, comme s’il était un train de savourer un fruit du Paradis.
INT. LE BUREAU DE SPOJMAI– JOUR
La jeune fille et Spojmai sont en train de s’embrasser chaleureusement.
LA FILLE Alors, ma tante, qui est le jeune homme
que tu loges ici? Même Bibi Malalai m’en a parlé. Je suppose que si Bibi Malalai
25.
LA FILLE (CONT’D) est au courant, alors même la Cour Suprême
doit être déjà informée.
SPOJMAI Horsheed, chérie, un garçon très gentil,
recommandé par ton père. Il n’est pas là pour longtemps.
HORSHEED (répète d’un ton sarcastique)
“Un garçon très gentil, recommandé par mon père.” Depuis quand est-ce que mon père comprend quoi que ce soit sur les gens vivants?
Spojmai lève les yeux vers le plafond, prenant les cieux à témoin devant un tel manque de respect filial.
HORSHEED (son visage soudainement sombre)
Il me poursuit chaque matin depuis une semaine. Je voudrais que tu lui dises de s’en aller.
SPOJMAI
(surprise) Horsheed, chérie, je ne pourrais pas!... Pas
comme ça, brusquement. Je lui ai offert l’hospitalité.
HORSHEED Oh, si, tu peux. Je vais te montrer
comment. Où est-il? INT. LA MANSARDE DE RAHMAN – JOUR
Rahman est en train de jouer avec sa caméra. Spojmai et Horsheed entrent, toutes les deux le visage fermé.
26.
Rahman, à l’autre bout de la mansarde, est figé de stupeur. Horsheed jette son voile sur une chaise.
HORSHEED Viens plus près, si tu veux entendre ce
que j’ai à te dire
RAHMAN Je ne suis pas si sûr. Lorsqu’on
s’approche d’un fantôme, il s’évanouit.
Lentement, il se rapproche d’elle, qui frémit nerveusement. Il se met à genoux devant elle et fait un geste de vénération.
Spojmai regarde la scène les yeux exorbités.
HORSHEED Cette posture ne va pas du tout avec ce
que tu vas entendre.
RAHMAN Elle va très bien avec ce que je
répondrai. Elle hausse les épaules.
HORSHEED Je veux que tu quittes cet endroit et que
tu arrêtes de venir me harceler à la tombe de Baba. Ou dois-je moi-même cesser d’y aller?
27.
Il devient pâle.
RAHMAN
(triste) Ton désir est un ordre pour moi.
Elle lui tourne le dos, impatiente. Il toussote, l’air perdu. Il s’avance vers son dos tourné.
RAHMAN “J’ai scellé le passage des lèvres, comblé
les oubliettes...“ Elle se retourne vers lui, excédée.
HORSHEED Oh, épargne-moi, s’il-te-plaît, ton pathos
bon marché. Tu as dû voir trop de films de Bollywood. Oui, on me dit que tu sais parler... Mais ce que tu m’as montré au marché était une adoration de chien. Ça m’a dégoûtée.
RAHMAN Ta pureté ne pourrait pas être souillée
par ma façon de jouer les chiens...
HORSHEED Je vois que tu prépares un nouveau
discours. Je vais t’arrêter. Dis-moi seulement si tu vas me répondre honnêtement. De toute façon, je sentirais si tu mens et je te mépriserais encore plus.
28.
SPOJMAI Assieds-toi, ma chérie.
HORSHEED Je préfère rester debout, si ça ne te
dérange pas. Ça me donne plus d’énergie.
Elle prend une posture détachée, les bras croisés, reposant sa hanche contre le mur.
HORSHEED On me dit que tu es ici pour faire un
film, et je suppose que lorsque tu m’as vue, tu as eu l’idée de m’introduire dans ta routine quotidienne...
Il baisse la tête, résigné à dire la vérité.
RAHMAN C’est vrai.
HORSHEED Tu es jeune, et donc une proie facile pour
toutes les tentations. En m’observant, en me poursuivant... tu m’as projetée sur ton écran intérieur, afin de pouvoir poursuivre ta sale besogne, celle que mon père a eu la folie d’encourager.
RAHMAN C’est vrai.
HORSHEED Au moins tu n’es pas un menteur. Pour moi,
la pensée que tu habites ici est insoutenable. Avant que tu abuses de l’hospitalité de ma famille, j’avais l’habitude de dormir ici parfois, quand je travaillais tard le soir. Maintenant je suis obligée de rentrer tôt chez moi à cause de toi.
29.
Elle le perce de son regard. Ses lèvres tremblent d’indignation.
HORSHEED Ça me rend malade quand je vois comment tu
as roulé tout le monde. Mon père et ma tante, parce qu’ils ont vécu à l’étranger et qu’ils ne veulent pas paraître rétrogrades, ils t’ont laissé les embobiner. Mais personne ne m’a demandé mon opinion à moi, comme toujours dans cette famille et dans ce pays.
Elle tape du pied, l’air brusquement d’une petite fille capricieuse.
HORSHEED (CONT’D) Tu n’as pas le droit de me faire penser à
toi tous les jours. Je ne veux pas avoir des hommes dans ma tête. Je ne veux pas penser à des choses sales. Mes pensées sont dirigées vers mon art et vers Dieu. Alors, tire-toi d’ici.
Il a l’air de s’évanouir devant la violence de sa tirade.
Elle le remarque et, voyant que sa victoire paraît totale, devient un peu moins véhémente.
HORSHEED Il est possible que tu n’aies pas réalisé
la gravité de tes actes. Je ne pense pas que tu soies un pervers et un débauché. J’ai l’impression que tu agissais sans réfléchir, et la confusion que tu parais ressentir maintenant joue en ta faveur.
Elle s’arrête et l’examine.
30.
HORSHEED (CONT’D) Tu sais, tu n’as pas besoin de te
trimballer tout le temps avec cette caméra pour montrer que tu es un artiste. Cette caméra est un objet extrêmement violent, et peu importe que tu filmes des orteils, ou toute autre partie du corps des autres. Est-ce que tu as essayé de t’imaginer comment moi je me sens quand tu portes sur moi ces yeux de chien battu, comme s’il y avait en permanence une webcam derrière ton regard? Ton regard me fait me sentir sale. Dis-moi, est-il vrai que tu ressens un plaisir secret quand tu imagines mes orteils, qui sont parfaits – et maintenant à cause de toi je suis obligée de porter des chaussettes en été- et que tu imagines que ces orteils sont juste le reflet d’autres beautés cachées?
Les deux autres regardes en bas vers ses pieds. Elle porte d’épaisses chaussettes rayées.
RAHMAN C’est vrai.
HORSHEED Ce que tu as fait de vilain n’était pas de
me regarder chaque jour, la bouche ouverte... Je sais que je suis belle, je n’ai pas besoin d’en trouver la confirmation dans le regard d’un idiot. Ce qui était vilain c’était de jouir intérieurement de ma beauté. Tu es un lâche. Tu n’avais pas le droit de montrer à une fille pure qu’elle pouvait être un objet de plaisir... Est-ce que j’ai été claire?
RAHMAN Oui. Je vois que j’ai perdu...
HORSHEED Tu n’as perdu que ton petit plaisir païen
et égoïste. Maintenant va-t’en filmer des orteils ailleurs. Ou filme les tiens.
31.
RAHMAN S’il-te-plaît. Laisse-moi t’expliquer...
Attends. Je ne trouve pas met mots. Je n’ai jamais rien ressenti de sale ou de non convenable en te regardant. J’ai juste été ravi par ta beauté...
HORSHEED Et cette beauté t’a poussé à transposer
sur moi ta confusion morale. Il ouvre la bouche pour protester.
Elle l’arrête d’un geste.
HORSHEED Je ne vois vraiment pas pourquoi je me
donne la peine de te parler, mais as-tu réfléchi au fossé social définitif qui nous sépare? As-tu pensé à ta condition ?
RAHMAN S’il-te-plaît, écoute-moi... Je n’avais
aucun plan en tête!... Je t’admirais sans réfléchir... Ou alors, s’il y avait parfois une pensée, c’était que tes orteils valent infiniment plus que mon âme.
HORSHEED
(indignée) Mes orteils vont pourrir dans un trou,
mais ton âme se présentera devant Dieu. Je ne te permettrai pas de formuler de telles aberrations, si tu veux garder le peu d’estime que j’ai encore...
Elle prend son voile sans le regarder.
HORSHEED Cette discussion est finie.
32.
RAHMAN Je ne réalisais pas que j’étais tellement
ensorcelé par toi. Ou alors je n’ai pas voulu le voir. Crois-moi, j’en suis le seul responsable. Mais je pense que tu devrais te faire à l’idée que tu feras le même effet sur d’autres et d’autres gens, parce que...
HORSHEED (d’un ton moqueur)
Voilà pourquoi les femmes doivent porter une bourqa en permanence... Ce qui est d’ailleurs ce que je ferai dorénavant... D’ici vendredi tu seras parti, n’est-ce pas ? Sinon, je vais devoir informer mon père de tout cela.
Elle jette le voile sur sa tête et s’enfuit de la mansarde, suivie par Spojmai réduite au silence.
Rahman reste debout, sans expression, les bras pendants, le regard dans le vide.
INT. LA MASION DU JUGE – JOUR Horsheed entre en courant.
Son vieux père se retourne vers elle, cigarette aux lèvres, et son expression devient brusquement inquiète.
FATHER Qu’est-ce qu’il y a?
HORSHEED
Comment ça?
FATHER Il s’est passé quelque chose?
33.
HORSHEED N-... Non, non. Pourquoi?
FATHER Tu as l’air bizarre. Je ne t’ai jamais vue
comme ça.
HORSHEED J’ai l’air comment?
FATHER Euh... Effrayée.
INT. LA MANSARDE DE RAHMAN – JOUR Spojmai frappe à la porte. Elle entre. Rahman est allongé sur son matelas, inerte.
SPOJMAI Je dois dire que ne m’attendais absolument
pas à ça quand je t’ai laissé t’installer ici.
Il ferme ses yeux pleins de larmes et secoue la tête, sans pouvoir dire quelque chose.
Spojmai serre son poing qu’elle met devant ses lèvres, en inspirant profondément.
SPOJMAI Rahman, il ne s’agit que d’une douleur
morale, oui? Dis-moi qu’il ne s’est rien passé!... Tu n’es pas tombé en proie à des illusions de... de... Tu ne pensais pas qu’un jour tu pourrais...?
Il se redresse sur sa couche, avec un reste de force.
34.
RAHMAN Comment peux-tu dire une chose pareille?
Il retombe sur sa couche. INT. LA MANSARDE DE RAHMAN – PLUS TARD Fiévreux, il gît sur le dos, en tremblant. Spojmai et la servante sont en train de l’observer.
SHUGUFA Il ne veut rien manger. Il a le mauvais
œil, c’est sûr.
SPOJMAY Ecoute, on ne va, bien évidemment, te
mettre à la porte dans un tel état... Mais... Comment te tirer de là?
RAHMAN (d’une voix faible, vers la servante)
Tu pourras m’apporter un peu de sa nourriture? Ça, je pourrais manger. Je veux juste les restes de sa nourriture. Il n’y pas de mal à m’apporter ce que vous jetteriez de toute façon aux chiens.
Les deux femmes échangent un regard interloqué. INT. CUISINE – JOUR Horsheed est en train de picorer dans une assiette, pensive. Elle mâche lentement, en balançant son pied nu. La vieille servante entre avec une pile d’assiettes sales.
35.
SERVANTE Ton père dit que c’était délicieux.
HORSHEED (absente)
Ouais. La servante vient inspecter son assiette.
SERVANTE Mais tu n’as rien mangé... (pause) Ce garçon
est très malade.
HORSHEED S’il-te-plaît, arrête de me parler de ce
fou, sinon je vais me fâcher et mon père croira encore qu’il m’est arrivé quelque chose. Il ne sait même pas que Spojmai est toujours en train de loger le dingue au musée. Il a certainement oublié ce fou.
SERVANT On ne peut pas mettre à la porte quelqu’un
qui est aussi malade. Si tu permets... Juste un peu...
Quoi?
HORSHEED (impatiente)
SERVANTE Ta tante est d’accord avec ça, et puis
tout le monde connaît le remède... Ce n’est, bien sûr, pas de ta faute, mais on guérit comme ça...
HORSHEED Mais quel remède? De quoi tu parles ?
36.
SERVANTE Je comprends que ça ne doit pas être
facile pour ta petite âme de savoir que quelqu’un est en train de dépérir à cause de toi. Ce garçon est vraiment possédé, tu sais... alors, si tu me permets...
Elle sort un sac en plastique de sa poche.
SERVANTE Tu ne manges pas, de toute façon.
HORSHEED Mon Dieu!... Je ne pensais pas que ma tante
était tout aussi ignorante et superstitieuse que toi...
Elle montre l’assiette.
HORSHEED (CONT’D) Si tu penses qu’un bon musulman peut
manger ce que d’habitude on jette aux chiens, vas-y... Mais ne me parle plus de cet ignoble personnage.
La servante vide l’assiette dans le sac en plastique.
SERVANTE Jamais, jamais, je le jure... Seulement si
tu me demandes comment il va. Horsheed se redresse, fâchée.
La vieille s’enfuit en serrant son sac. INT. LA MANSARDE DE RAHMAN – JOUR Il gît sur le dos, fiévreux, sous une couverture bariolée.
37.
Spojmai et la servante entrent avec un plateau sur lequel elles ont disposé les restes du repas de Horsheed.
SPOJMAI Tu veux qu’on le réchauffe?
Rahman secoue la tête en fixant le plateau. Elles le déposent sur une petite table près de son matelas et sortent.
Il se lève péniblement sur son coude et, avec les doigts, fait une boulette de riz froid qu’il porte à sa bouche.
Il prend aussi un bout de viande qu’il met en bouche, après quoi il ferme ses yeux et se laisse tomber sur son dos en mâchant lentement.
INT. LA MANSARDE DE RAHMAN –PLUS TARD
La vieille Shugufa frappe à la porte et entre en portant une boîte plate en carton. Elle arbore un large sourire.
SERVANTE Aujourd’hui elle a commandé une pizza dans
le restaurant du centre.
Elle ouvre la boîte et en sort une pizza sur une large assiette en aluminium.
RAHMAN (proteste d’une voix faible)
Mais elle est intacte.
SERVANTE Non, non. Tu vois? Elle a mordillé la
croûte ici, sur les bords. Elle n’avait pas faim.
38.
Elle lui met la pizza sur la couverture, arrange les coussins derrière lui et il se met à manger avec un début d’appétit.
INT. LA CHAMBRE DE HORSHEED – JOUR
Horsheed est accroupie, les jambes croisées, et lit distraitement. Une assiette avec de la nourriture est posée à côté d’elle sur le tapis.
Entre la servante.
SERVANTE Je devrais aller au musée maintenant.
HORSHEED (faisant semblant de lire)
Et alors ? Va-s-y.
SERVANTE Je devrais prendre la nourriture.
Horsheed hausse les épaules sans lever la tête. HORSHEED
Prends-la. La servante se penche et examine l’assiette.
SERVANTE Tu n’y as même pas touché.
HORSHEED Je n’ai pas faim.
39.
SERVANTE Prends au moins une petite bouchée.
HORSHEED (irritée, entre ses dents)
Prends-en toi une petite bouchée. Ça ne fait aucune différence, de toute façon.
SERVANTE
(gentiment) Bien sûr que si. Sinon, ça ne fonctionnera
pas. (pause) S’il-te-plaît ...
Horsheed soupire. Elle jette son livre, prend une cuisse de poulet, mord dedans et le jette de nouveau sur l’assiette.
HORSHEED Voilà. Porte ça au chien.
Essayant de rester sans expression, la servante enlève cérémonieusement le plateau
INT. LA CHAMBRE DE KHORSHEED – PLUS TARD
Elle est assise devant une autre assiette de nourriture, le livre dans son giron. Elle essaie de lire.
Elle tourne quelques pages, ferme le livre, regarde la nourriture.
Elle commence à prendre des petites bouchées de tout ce qu’elle trouve.
40.
INT. LA MANSARDE DE RAHMAN – JOUR
La servante entre avec son sac. Elle l’ouvre, rayonnante, avec des gestes très lents, pour souligner l’effet.
Elle présente la nourriture. Avec des gestes de précaution, elle place une petite bouteille à côté de l’assiette.
SERVANTE Fais attention avec ça. C’est très
puissant. Il l’interroge du regard, intrigué.
Elle chuchote.
SERVANTE C’est de l’eau de son bain.
Lentement, Rahman se soulève de son matelas et arrive à rester assis. Il porte la bouteille à ses lèvres, boit au goulot, avale et ferme les yeux, extatique. Il a maintenant l’air d’aller mieux.
RAHMAN Je te remercie, ma soeur.
Shugufa sourit, la bouche ouverte, et hoche la tête.
RAHMAN Ecoute, je voudrais t’expliquer quelque
chose. Tu sais très bien que j’ai ce qu’on appelle le mauvais œil... Ce n’est pas toujours un charme jeté volontairement, et ça ne vient pas nécessairement de mauvaises personnes. Ta maîtresse n’est pas méchante, elle m’a ensorcelé sans le vouloir. On peut faire le mal sans le désirer. C’est ce que Dieu a voulu.
41.
Shugufa approuve de la tête.
Je sais.
SHUGUFA
RAHMAN C’est bien. Tu sais, le soleil est
nécessaire à la vie, mais il brûle et il tue si on ne se protège pas. L’eau est une chose magnifique, mais elle pourrit ce qu’elle recouvre... Dans ces choses-là, nous devons suivre les vieilles traditions, les coutumes que les gens simples ont toujours appliquées. La nourriture que tu m’as apportée m’a aidé, mais mon âme est toujours lourde et malade. Je ne suis pas encore guéri. Ce qu’il me faudrait, ça serait des petites choses qui sont entrées en contact avec elle, des choses inutiles qu’elle jetterait de toute façon.
Comme quoi?
SHUGUFA
RAHMAN Comme... Comme... Comme les cheveux qui
restent accrochés à son peigne. Ou des rognures d’ongles... surtout si ça vient des orteils... Ou des bas usés... Tu te rappelles les chaussettes rayées ?... Vois un peu si elle les a encore...
La servante le fixe en silence, sans expression. Elle n’a pas l’air étonnée, mais ne dit rien.
RAHMAN Tu m’as compris? Tu dois savoir que j’ai
raison et que ce n’est que ça qui peut chasser le mauvais oeil.
SERVANTE Oui, je sais, mais je sais aussi qu’alors
le maléfice retombe sur la personne qui l’a produit.
42.
RAHMAN (parlant vite)
Mais non, mais non, ça c’est quand on l’a jeté volontairement. Mais ce n’est pas le cas ici... Tu sais quoi? Oublie ce que j’ai dit sur le mauvais oeil... Ce n’était pas ça, c’était plutôt ce que je t’ai dit sur le soleil... Mon âme s’est trop laissée exposer au soleil. Mon âme a eu l’insolation.
La servante continue de l’observer en réfléchissant.
PLUS TARD
SERVANTE Me jures-tu qu’il n’y a aucun mal...
RAHMAN Je le jure.
Shugufa, la servante, entre en faisant une mine comique.
Rahman lui sourit en retour.
Elle se rapproche da sa couche. Elle garde ses mains derrière son dos.
Elle lui tend un petit paquet. Elle pouffe, en cachant sa bouche de sa main.
SHUGUFA La première fois que je vole.
Il ouvre le paquet... Il voit...
43.
Une paire de bas résille, noirs, froissés!...
Il la regarde, son visage illuminé par une énorme reconnaissance.
Elle sort de la pièce en chantonnant
INT. LA CHAMBRE DE HORSHEED –JOUR Horsheed gît sur un matelas, pale et fiévreuse. Une femme médecin prend son pouls. Le père se tient derrière elle, tendu, soucieux.
DOCTORESSE Vous devriez essayer de lui faire avaler
quelque nourriture.
LE PERE C’est sérieux? Qu’est-ce qu’elle a?
DOCTORESSE Une forme d’anémie galopante. Elle est
totalement épuisée. Je crois qu’elle fait une solide dépression.
LE PERE Une dépression?!... Mais pourquoi est-ce
qu’elle serait déprimée? La doctoresse le toise froidement, sans rien dire.
44.
INT. LA MANSARDE DE RAHMAN – JOUR
Frissonnant, il se met les bas résille. Quand il finit, il s’assied en se caressant les jambes gainées de noir.
Les bas sont déchirés par endroits, et ses orteils sortent par les trous.
Il se penche et prend la bouteille avec l’eau du bain. Il prend une gorgée, frissonne, renverse sa tête et boit tout, en fixant le plafond.
On entend des pas. Il s’assied vite, accroupi, en serrant ses jambes sous lui.
Shugufa entre en vitesse avec un regard sombre.
SERVANTE Tu vas me rendre tout ce que je t’ai
apporté d’elle. Je n’aurais pas dû faire ça.
RAHMAN
Mais…
SERVANTE S’il-te-plaît, je suis une femme simple et
ignorante, mais je ne suis pas bête. Je ne veux pas me mettre à te menacer. Je devrais aller te dénoncer. Je vois que tu vas bien maintenant. Rends-moi tout.
Il la regarde sans bouger.
45.
RAHMAN Attends dehors, s’il-te-plaît.
SERVANTE Ne te dérange pas. Je vais tout ramasser
moi-même.
Elle prend un peigne, l’examine, le met dans sa poche, cherche autour.
RAHMAN Pitié, je vais le faire. Attends dehors.
Elle regarde en bas vers ses jambes et voit les bas.
Elle sort indignée en CLAQUANT violemment la porte.
INT. MAISON DU JUGE – JOUR
Horsheed est assise, frissonnant encore, mais paraissant dans un meilleur état.
Son père lui tient la main.
LE PERE Horsheed, est-ce qu’il s’est passé quelque
chose dans ta vie, ou dans ton âme?
Elle le regarde vite, inspectant son visage, et secoue la tête.
Son père lui tapote le dos de la main.
LE PERE Ma petite... Tu sais combien j’ai confiance
en toi. Promets-moi juste une chose: que tu ne laisseras jamais un homme te toucher.
46.
LE PERE (CONT’D) Le seul homme qui te touchera sera celui
qui t’épousera. Tu me le promets?
HORSHEED Je te le promets.
LE PERE Tu le jures?
HORSHEED Je le jure sur Dieu.
FATHER Je te crois. Je te crois, ma fille.
J’aurai toujours confiance en toi. Peu m’importe que pourraient dire les autres.
EXT. ENTREE DU MUSEE – JOUR
Affaiblie et sévère, Horsheed marche vers le musée, à travers la chaleur écrasante du jour
Rahman attend en bas de l’escalier. Elle le voit.
La fente de ses yeux se rétrécit et sa bouche prend une expression de dégoût mélangé de peur.
Il se triture nerveusement les mains, faisant parfois un geste de prière.
Elle hésite, veut se retourner, puis marche sur lui d’un pas décidé, la figure assombrie.
Il a l’air pitoyable et incapable de bouger.
47.
Elle s’arrête, le fixe à distance.
Ses lèvres tremblent.
Ses yeux perdent leur expression dure.
Elle tourne le dos au musée et s’en va.
Il regarde silencieusement pendant qu’elle s’éloigne.
INT. LA CHAMBRE DE HORSHEED – JOUR
Horsheed est assise, assombrie.
Elle fixe un point dans l’espace.
Spojmai entre.
Elle va s’asseoir en face de sa nièce. Elle lui prend la main entre les siennes.
SPOJMAI Il m’a parlé. Il ne veut pas que tu
souffres. Si tu lui redis de s’en aller, il partira pour toujours. Je lui transmettrai le message.
HORSHEED (presque inaudible)
C’est très noble de sa part.
SPOJMAI Chérie, tu sais très bien qu’une telle
relation n’aurait aucun avenir. Horsheed commence à pleurer en silence.
48.
SPOJMAI (d’un ton de reproche)
Ma chérie, ma chérie...
HORSHEED Quoi? Tu crois peut-être que je suis
amoureuse? Si je l’étais, je le saurais immédiatement. Ça serait un sentiment clair et aussi coupant qu’une lame. Non, je ne pourrais pas l’aimer, mais ses yeux m’ont fait mal. Ce n’est pas juste !... Pourquoi est-ce qu’il a dû m’écraser avec un amour tellement humble ?
INT. LA MANSARDE DE RAHMAN – JOUR Horsheed entre sans frapper et marche sur lui.
HORSHEED Chien! Tu n’es qu’un animal, avec des
passions d’animal. J’ai honte de ma beauté, qui t’a transformé en bête. Tu vois? Tu n’écoutes même pas, tu trembles comme un chien qui ne comprend pas pourquoi son maître est furieux, mais qui sent qu’il sera puni...
RAHMAN Shugufa t’a tout dit.
HORSHEED Imbécile de chien!... J’ai su dès le début
ce qu’elle était en train de faire. C’est moi qui le lui ai permis, par pitié. J’avais honte, je me disais que ce n’était pas bien que ma beauté fasse cela à quelqu’un. Et s’il me manquait des dents, tu m’aimerais encore? Mon cœur serait le même, tu sais, mais si j’étais défigurée...?
RAHMAN Tu serais comme cette Fée qui se rend
horrible pour permettre à son amoureux de vivre avec elle.
49.
HORSHEED Aah, comme c’est malin !... Tu crois
résoudre tout avec des mots, hein ?...
RAHMAN Les mots sont ma beauté.
HORSHEED Beauté? Mais regarde-toi un peu. Tu n’oses
même pas lever les yeux sur moi. Et dire que j’ai accepté d’être adorée par quelqu’un qui a l’âme d’un chien. J’étais pure avant de te rencontrer. Je n’avais pas encore pensé à de la peau et des orteils. Tu as perdu ta tête à force de regarder dix orteils et un morceau de peau et tu m’as aussi fait perdre ma pureté.
Il proteste faiblement.
RAHMAN Tu n’arrêtes pas de parler de pureté.
HORSHEED Ça alors !... Dans quel état tu crois que
je me trouvais quand je devais prendre un bain, sachant que tu allais boire l’eau ? Que tu avais perdu tout sens naturel de dégoût et toute dignité humaine?... Ecoute : l’homme qui m’épousera sera celui qui aura vu mon âme, pas mes orteils.
Ce ne sera pas quelqu’un qui aura des passions de chien. Tu es un chien!...
Pause. Les deux respirent lourdement.
HORSHEED Mais tu es mon chien.
50.
Cet aveu est tellement inattendu, que Rahman donne brusquement l’impression d’être prêt de s’évanouir. Il se prosterne et marche vers elle à quatre pattes.
HORSHEED N’ose surtout pas me toucher!...
Il la regarde d’en bas.
RAHMAN “Un homme qui aura vu ton âme!...” Et tu
penses que moi je ne l’ai pas vue?
HORSHEED Lève-toi. Je sais que tu l’as vue.
Il se lève et reste à une distance prudente.
HORSHEED (CONT’D) Et j’ai vu la tienne. Je sais comment tu
es à l’intérieur. Tu es un chien fidèle et dévoué.
Il a une expression extatique.
RAHMAN Oh, merci, merci...
Il avale difficilement.
RAHMAN (CONT’D) Je t’adorerai de loin. N’aie pas crainte,
je veux que tu restes vierge. Si tu perdais cette qualité, tu deviendrais quelqu’un d’autre. (pause) Ce mari que tu auras, quelle responsabilité que la sienne, le jour où son droit deviendra ton devoir...
51.
Il la fixe de son regard.
RAHMAN (CONT’D) Néanmoins, je me sens très coupable.
Ecoute: je vais jouer le tout maintenant, mais je dois te le dire, afin de mériter d’être ton chien. Seulement, je ne peux pas le dire si je te regarde.
Il se tourne de profil, regardant ailleurs.
RAHMAN (CONT’D) J’espère que ma sincérité sera une
protection suffisante contre ta colère. Lorsque tu m’as dit de quitter la ville, je sentais que j’allais mourir... et je ne voulais pas disparaître sans te revoir. Alors... à part la nourriture, j’ai aussi obtenu d’autres objets que tu emploies d’habitude... et je leur ai transmis une partie de la magie qui me brûlait de l’intérieur... Donc... je voulais que tu saches que ta présence ici, que tu mets sur le compte de ta décision... est en fait le résultat de ma magie... que je t’ai renvoyée comme dans un miroir...
Son visage à elle est brusquement déformé de rage. Elle hurle.
HORSHEED Tu as fait quoi? Tu as invoqué le démon?
Oooh, mais tu es pire que ce que je croyais. Toi, mon miroir? Je hais mon image dans un tel miroir!...
Il retombe sur ses genoux, silencieux, sans la regarder.
HORSHEED (CONT’D) Une sale bête, avec un sale coeur. Eloigne
de moi ton sale museau. A quatre pattes, il rapproche son visage de ses orteils.
52.
RAHMAN Oui, j’ai mangé les rognures de tes
ongles, et d’autres choses encore. Je voulais te renvoyer le maléfice que tu avais jetée sur moi.
HORSHEED Mais c’est de la magie noire!... Tu as
invoqué le diable?!... Tu... Toi... Espèce de lâche!...
Elle le transperce de son regard, les lèvres tremblantes, frémissant de tout son corps.
Il gémit.
HORSHEED Tu as presque vendu ton âme au diable pour
moi. (sur un ton plus doux)
Comme tu as dû souffrir, pauvre animal. Eh bien, tu méritais de souffrir.
HORSHEED (CONT’D) (baissant sa voix)
Tu es mon chien. Tu veux bien être mon chien?
Il a de la peine à respirer.
HORSHEED Sois mon chien.
Il commence à pleurer sans bruit. Sa respiration rauque balaie ses pieds à elle, alors que des larmes tombent sur ses orteils.
53.
HORSHEED Je suis cruelle, surtout quand je sens de
la faiblesse, mais je suis fidèle. Je ne peux pas rejeter quelqu’un qui a risqué son âme pour moi. Tu étais malade; je te soignerai. Je ne te laisserai pas perdre ton âme. Pauvre chéri, tu t’es abandonné comme d’autres se donnent à Dieu. Ne pleure pas, je te garderai. Je te tiendrai au bout d’une laisse invisible... beau, noble animal.
Gros plan sur son visage à lui, pleurant calmement, tous près de ses orteils, sans oser les toucher.
HORSHEED Tu fais bien de ne pas me toucher. Je jure
que je ne te laisserai pas le faire. Je suis et je resterai vierge. Pour le reste... on verra.
INT. ATELIER DANS LE MUSEE – JOUR
Horsheed entre en trombe, en chantonnant, portant des lunettes de soleil et des jeans sous la bourqa.
Spojmai est en train de rassembler les morceaux formant la tête d’une statue cassée, une déesse de la période gréco- indienne.
Rahman trie des bouts de pierre cassée. Ils se regardent avec des sourires énormes, complices.
HORSHEED Ah, finalement un vendredi sans la
perspective de s’ennuyer à mort.
SPOJMAI (montrant vers la statue)
Est-ce qu’on commencerait avec celle-là?
54.
HORSHEED Attends. Je dois d’abord nourrir mon
chien.
Elle s’avance vers lui, sort quelque chose de son sac et le balance devant son visage.
Il ouvre grand la bouche et avance la tête pour attraper le morceau de nourriture, mais elle retire sa main en jouant.
Ils refont le même jeu plusieurs fois.
Brusquement, elle jette de morceau de nourriture dans l’air, tandis qu’il l’attrape avec sa bouche, le happant en faisant claquer ses dents d’un bruit sec.
Il s’assied sur son derrière et avale avidement, comme le ferait un chien.
HORSHEED J’ai toujours hésité d’avoir un sale petit
chien comme animal de compagnie; maintenant, je ne peux plus m’en passer.
Spojmai repose les morceaux de pierre sur la table.
SPOJMAI Mes enfants... Je sais, je le sens, que vous
n’allez pas me décevoir... mais n’oubliez pas que le danger dans cette relation vient moins de l’extérieur, que de vous- mêmes.
HORSHEED N’aie pas peur. Nous resterons purs. Ce
n’est pas seulement pour la promesse qu’on t’a faite, ou pour le serment à mon père, mais nous avons juré devant Dieu.
55.
RAHMAN Nous sommes de vrais, vrais croyants...
parce que nous voyons la beauté de tout cela...
HORSHEED (brusquement)
S’il-te-plaît, pas de Rumi.
SPOJMAI Pourtant... Horsheed... Il y a quelques jours
encore, tu voulais le chasser de la ville... Et voici que maintenant tu commences à raconter à ton père que tu voudrais de nouveau passer des nuits au musée, parce qu’il serait dangereux de retourner la nuit à pied à la maison...
HORSHEED Et quoi, ça ne le serait pas, peut-être?...
J’aimerais bien te voir... Ou en taxi avec un étranger!... ou alors avec mon père au volant, ce qui serait encore plus dangereux !...
Rahman les regarde à tour de rôle, en silence, en souriant.
HORSHEED Regarde-le. Le « maître de la parole »,
mais quand il me voit, il est comme soûl!... Tous ce que je fais est magnifique pour lui. Si je lui tapais dessus, il serait heureux, parce que je le toucherais...
SPOJMAI Parfois vous me faites peur.
(à Rahman) Et toi, tu la laisses t’appeler un chien, une chose, un fétichiste et un ivrogne? Ça te fait plaisir d’être ainsi insulté?
Il la regarde comme s’il entendait ces mots pour la première fois.
56.
PLUS TARD
RAHMAN Chère Spojmai, si tu avais entendu l’intonation de sa voix, tu aurais
compris... Quand elle a dit “Tu es mon chien”... Je ne pense pas qu’un autre homme entendra jamais quelque chose d’aussi doux de sa bouche...
SPOJMAI Les enfants, vous jouez avec le péché, ce
qui est, bien sûr, dans la nature de votre âge, mais essayez de garder votre raison.
RAHMAN Il n’y aura pas de péché. Nous ne nous
toucherons jamais. Nous l’avons juré.
Spojmai a étendu un tapis au milieu de la pièce et est en train d’y disposer de la nourriture.
HORSHEED Regarde mon petit animal!... Il sait
recevoir avec tant de grâce que je ne ressens même plus le besoin de lui donner quoi que ce soit.
SPOJMAI Je n’arrêterai pas de vous dire d’être
prudents, mes petits. Shugufa est fidèle, mais il ne faut pas trop la scandaliser. Bon, laisse un peu ton chien tranquille. Je suis sure qu’il peut aussi nous faire la conversation, au lieu de te suivre des yeux en permanence.
HORSHEED Oui, il n’a pas l’air très intelligent
quand il regarde comme ça. Crois-moi que je le punis pour son propre bien.
57.
Horsheed choisit une tranche de pastèque, passe la chair sanguinolente du fruit sur ses lèvres, comme si elle jouait de la flûte, et la tend à Rahman.
Rahman commence à la mordiller comme un lapin, avalant le jus couleur de vin qui dégouline sur son menton et sur sa poitrine.
Horsheed prend une autre tranche de pastèque, répète le jeu, seulement cette fois-ci elle lèche la chair du fruit.
Rahman la prend avec des gestes de fou, montrant le blanc de ses yeux.
Il la mange avec de grands clapotis bruyants et extatiques.
Ils se plongent tous les deux dans un long jeu d’échange de fruits qu’ils mordent et se les passent en chaîne.
HORSHEED Tu vois? Les chiens ne connaissent pas le
dégoût.
Elle prend un radis, en mord la moitié, examine l’autre moitié en la tenant par la queue. Elle mord l’autre moitié aussi et tend à Rahman la petite queue verte.
HORSHEED Je l’ai touchée, ça devrait te suffire.
Il mange le bout de tige verte.
Mâchonnant, pensive, elle ramasse quelques miettes de pain qu’elle frotte jusqu’à en faire une boulette grise à l’aspect sale.
58.
HORSHEED Réfléchis un peu: cette boulette de pain
ne vaut rien. Même un mendiant n’en voudrait pas, mais mon animal serait capable de me supplier pour la lui donner. Y a-t-il quelque chose de plus vil ou de plus insignifiant? Je ne l’ai même pas portée à mes lèvres, mais je l’ai touchée. Personne n’en voudrait, mais puisque je l’ai faite, pour lui elle est précieuse.
Spojmai la regarde en silence et approuve de la tête.
HORSHEED Si tu peux m’expliquer le mystère de la
boulette magique, tu pourras l’avoir.
RAHMAN Tu as mis un peu de ton âme dedans. Et si
elle était sortie de ta bouche, la manger serait l’équivalent d’un baiser divin.
HORSHEED Non, ça serait trop extatique. Je te
tuerais.
Elle fait rouler la boulette sur la peau de son avant-bras. Elle essuie sa transpiration avec elle.
RAHMAN C’est exactement ce que les alchimistes
ont toujours fait. Transmuter la matière vile en jeunesse éternelle.
Elle mord la pointe d’un œuf dur décortiqué, qui s’avère ne pas être trop dur, parce qu’une perle liquide de couleur orange se forme sur sa lèvre inférieure.
Elle tend l’œuf à Rahman.
59.
Il le frotte contre sa lèvre inférieure, se barbouillant avec le jaune de l’oeuf.
SPOJMAI Les enfants, vous avez promis. Ne vous
saoulez pas de sensualité.
HORSHEED Crois-moi, je pourrais dormir nue à côté
de lui sans qu’il y ait le moindre danger.
RAHMAN Et je n’aurais aucun mérite à cela. Ta
confiance est la plus grande protection contre tout faux pas.
SPOJMAI De toute façon, mon garçon, tu as l’air
plus sérieux quand tu la regardes que quand tu pries.
HORSHEED Oh, tu l’as vu prier!...
PLUS TARD Les trois prient ensembles, prosternés sur le tapis. Ils le font dans un silence complet, concentrés. Ils se lèvent, transfigurés.
HORSHEED Depuis qu’il m’a regardée dans le bazar
avec ces yeux affamés, je me sens une meilleure personne, et même... je... je crois que je prie mieux.
60.
Elle se penche vers Spojmai et lui chuchote à l’oreille.
HORSHEED Que deviendrai-je quand il partira?
Le visage de Spojmai est fermé et silencieux.
HORSHEED (à Rahman)
Va-t’en! Je te rendrai fou!... Rahman hausse les épaules.
INT. ATELIER DANS LE MUSEE - JOUR Horsheed recolle les morceaux formant la tête d’une statue. Rahman la regarde, fasciné.
RAHMAN Je peux te filmer pendant que tu fais ça?
Elle secoue la tête, souriant.
HORSHEED Pas mon visage.
RAHMAN Bien sûr que non.
Il sort sa caméra. Il commence à filmer ses mains.
61.
HORSHEED Tu en as assez de mes orteils?
RAHMAN Tes orteils sont juste une promesse de ce
qui viendra.
HORSHEED Rien ne viendra.
PAUSE Elle sourit.
HORSHEED (CONT’D) Tout est déjà là.
Rahman rit doucement, sans lever la tête.
L’œil de la caméra remonte lentement, depuis ses pieds jusqu’à ses mains.
Le cadre reste sur ses mains, sur les doigts qui pressent du ciment dans les fissures du visage de la statue.
HORSHEED Je pourrais te faire tellement souffrir...
Elle réfléchit.
HORSHEED Non, je souffrirais moi-même.
62.
INT. LA MANSARDE – SOIR Horsheed entre en tremblant, l’air triomphant.
HORSHEED Mon père dit qu’il ne voit aucun
inconvénient à ce que je dorme chez ma tante.
Il n’est capable de rien dire. Il la fixe, l’air terrorisé.
HORSHEED (CONT’D) Spojmai panique totalement. Je lui ai dit
que nous placerons des couteaux entre nous. Des sabres et des yatagans.
Ils étalent des couvertures par terre.
HORSHEED (CONT’D) Tu auras la moitié de mes nuits, si ton
amour atteint la dévotion nécessaire pour pouvoir souffrir de dormir chastement à côté d’une vierge.
Ils disposent de la nourriture autour d’eux.
HORSHEED (CONT’D) Aussi bien ma tante que Shugufa m’aiment
tellement... si je venais avec un bébé mort, elles prendraient une pelle sans rien me demander.
Elle montre vers la nourriture disposée autour.
HORSHEED J’ai soif. J’ai faim. Nourris-moi.
63.
RAHMAN Qu’est-ce que tu voudrais manger?
HORSHEED Tout ce que mon seigneur coupera avec ses
dents et laissera couler de ses lèvres... Elle s’allonge sur le dos, ouvre sa bouche.
Il presse la chair de quelques oranges sanguines au-dessus d’un verre, le porte à ses lèvres et se remplit la bouche de jus.
Il vient au-dessus d’elle, à quatre pattes, sans la toucher. Il laisse couler le jus de sa bouche dans sa bouche à elle...
Une partie du jus sort comme du sang par les coins de sa bouche et coule en petits ruisseaux dans ses cheveux...
Elle se gargarise avec le jus. Elle s’essuie la bouche avec le dos de sa main.
HORSHEED Est-ce que tu peux me sauver de mon
instinct?
RAHMAN Nous devrons nous battre chaque jour
contre ça.
HORSHEED Nous? Et qu’est-ce que toi tu fais là? Je
croyais que tu étais censé me protéger. Elle se lève.
64.
PLUS TARD
HORSHEED Ça m’inquiète... Tu sembles trop me
contrôler et te contrôler.
Ils sont allongés face-à-face, sur des couvertures différentes.
Leurs têtes sont rapprochées.
HORSHEED Il ne peut pas y avoir de mal à sentir la
respiration de quelqu’un.
RAHMAN Bien sûr que non. Autrement, Dieu ne nous
aurait pas fait avec des poumons que nous devons remplir d’air. Chaque seconde, nous avalons des atomes de la respiration de quelqu’un d’autre. Les atomes de l’air sont si délicats, qu’en ce moment même nous inhalons quelque chose qui a été respiré par Alexandre le Grand.
Non, ta respiration est tellement pure, qu’elle semble composée d’une matière unique, que toi seule peux produire.
HORSHEED Est-ce que les anges s’embrassent?
RAHMAN Tout le temps. Et parce qu’ils ne sont pas
faits de matière terrestre, mais de quelque chose d’éthéré, ils fusionnent lorsqu’ils s’embrassent. Ils ont une enveloppe fluide. Ils peuvent entrer l’un dans l’autre.
HORSHEED Je voudrais entrer en toi. Je voudrais
habiter là.
65.
RAHMAN Le loyer est très élevé.
Ils se soufflent réciproquement chaud et froid au visage. Ils se font des grimaces horribles.
HORSHEED Et que diraient les anges s’ils nous voyaient en train de nous embrasser?
RAHMAN Ils ne seraient pas trop heureux. Je crois
qu’ils peuvent être très jaloux. Elle fait une mine dépitée.
HORSHEED Tu m’embrouilles. Tu pousses mon âme trop
rapidement de la sainteté à la concupiscence!... Comment puis-je donc t’aimer sans offenser des anges?
RAHMAN Reste vierge. Tu seras alors aimée et par
eux et par moi.
HORSHEED Pourquoi m’avoir parlé du fruit défendu
alors? Tu attends que je te l’offre?
RAHMAN Quand je te respire, je ne veux rien
d’autre. Ils se soufflent des bouffées de respiration au visage.
66.
HORSHEED C’est comique. Tu me désires tellement que
tu vibres.
RAHMAN Je pense que personne ne peut sentir ce
que nous ressentons maintenant. S’il en était autrement, ce monde serait dirigé par des baisers.
HORSHEED D’où tires-tu ton pouvoir? Qu’est-ce qui
te rend tellement fort? Tu crois que je pourrais devenir forte comme toi?
RAHMAN Mais tu es forte!... Tu t’abstiens autant
que moi de tout ce qui est impur.
HORSHEED Si seulement tu savais ce qu’il y a en
moi!... Comme je souffre du désir!...
67.
Moi aussi.
RAHMAN
HORSHEED
C’est vrai? Ils rapprochent leurs têtes.
HORSHEED C’est comme une ivresse.
RAHMAN Qu’est-ce que tu connais de l’ivresse?
HORSHEED J’ai une fois vidé tout un verre de vodka.
PLUS TARD Allongés dans la pénombre, face à face. Des grimaces horribles, des bouffées de respiration.
RAHMAN Ouvre ta bouche.
Elle l’ouvre et rugit comme une panthère.
RAHMAN Reste comme ça.
Elle reste la bouche ouverte, en faisant des bruits comme si on l’étranglait.
Il examine l’intérieur de sa bouche.
RAHMAN Oui, tout est là.
La bouche ouverte, elle essaie de prononcer correctement.
HORSHEED Qu’est-ce que tu veux dire, “tout”?
RAHMAN Toutes les dents et leur support rosâtre.
Elle ferme la bouche et se soulève sur un coude.
68.
HORSHEED Maintenant c’est toi qui montres.
Il refuse de la tête.
RAHMAN Il me manque des molaires. Je n’ai pas été
élevé d’après une diète scientifique, comme dans ta famille bourgeoise.
HORSHEED Très bien. Je n’aurais pas supporté que tu
sois parfait. Tu serais prétentieux. Tu regarderais d’autres femmes.
Elle s’assombrit brusquement.
HORSHEED Tu l’as peut-être déjà fait. Je hais ton
passé.
RAHMAN Tu ne peux pas haïr le vide. Il n’y a rien
là, je t’assure.
Elle se redresse sur ses genoux devant lui et le perce de son regard.
HORSHEED As-tu déjà été attiré par une autre femme?
Je la hais. Es-tu encore... pur? Es-tu comme je suis?
RAHMAN La pureté d’un homme est différente de
celle d’une fille. Il n’y a rien derrière moi. Rien qui vaudrait la peine d’être mentionné. Mon cœur est une page sur laquelle on n’a imprimé que ton nom, d’un bout à l’autre...
69.
HORSHEED Beurk!... Tu lis des livres vraiment
ennuyeux alors...
RAHMAN Derrière moi, dans mon passé, il n’y a que
mon travail et l’adoration de Dieu.
HORSHEED (têtue)
Mais es-tu tel que je suis?
RAHMAN Je pourrais répondre oui, mais alors tu
viendrais avec d’autres questions et tu voudrais entrer dans des endroits où quelqu’un comme toi n’a rien à faire.
HORSHEED Je veux voir à l’intérieur.
RAHMAN Ecoute, c’est la première fois que je te
refuse quelque chose. C’est surtout parce que j’ai tout oublié au moment même où je t’ai vue. Je n’ai plus de souvenirs ...
HORSHEED Est-ce que tu as regardé d’autres femmes?
Avec les mêmes yeux que tu poses sur moi?
Il soupire, sincèrement excédé.
RAHMAN Je ne sais plus... C’était il y a si
longtemps. Mais je n’ai jamais...
70.
HORSHEED Oh, comme je te hais!... Pourquoi as-tu eu
besoin de regarder d’autres femmes, forcément impures, quand tout ce que tu espérais était de me rencontrer, sachant, bien sûr, que j’existais? Je ne peux pas accepter ça. Je te quitte.
Il la fixe abasourdi, sans comprendre. Elle se lève, marche vers la porte, l’ouvre grande. Elle s’arrête sur le seuil, sans se retourner, rigide.
HORSHEED Si tu me laisses franchir le seuil, tu me
perds.
Il se lève, marche sur elle et CLAQUE la porte d’un geste brusque et sec.
Elle se retourne et l’affronte.
HORSHEED C’est comme cela qu’on répond à ça, bravo.
Mais je dois quand-même te punir. Il est important que tu souffres un peu. Tu peux choisir ta punition. Allez, ne me force pas à la choisir à ta place.
RAHMAN Je ne veux pas être puni, alors que tout
ce que j’ai fait a été d’être honnête avec toi.
Elle frappe du talon, impatiente.
71.
HORSHEED Tu ne peux pas être plus honnête que moi.
J’ai besoin de te torturer, Rahman. Allez, moi je fais tellement pour te faire plaisir, et toi tu ne veux pas te plier à une petite torture?
RAHMAN Tu veux vraiment me voir souffrir?
HORSHEED Si c’est une souffrance que tu auras
inventée toi-même, elle me sera douce.
Il ferme les yeux et réfléchit avec une expression de plus en plus peinée.
RAHMAN Prends ton mouchoir, embrasse-le, frotte-
toi avec, mets-le contre ta peau, sous tes vêtements, frotte-toi tout en bas, essuie ta moiteur avec... et alors, au lieu de me le donner, jette-le.
Ses yeux s’allument d’une expression malicieuse. Elle sort son mouchoir, le renifle, le lèche, et se l’enfonce sous les vêtements.
Son bras va profondément, jusqu’en bas. Elle semble se frotter le ventre. Il ferme les yeux.
HORSHEED Ceci est aussi un jeu spirituel?
RAHMAN
Tais-toi.
HORSHEED Voilà comment tu dois me parler, mon
seigneur et maître.
72.
Elle sort finalement le mouchoir. Elle l’examine avec une expression indifférente et le jette nonchalamment.
Il commence à pleurer silencieusement. Elle tombe sur ses genoux.
RAHMAN Qu’est-ce que tu fais?
HORSHEED Je ne pensais pas qu’il m’était possible
de t’aimer davantage. Mais quand je te découvre pleurer comme ça, je vois quelle créature magique tu es. Oui... tu es magique. Et dire que j’ai voulu te torturer... Je ne sais même pas pourquoi... et tu m’as de nouveau vaincue avec ta fragilité... Je sais maintenant que tu es tout aussi lâche que moi... Comment ne pas t’aimer? Il n’y a que la mort qui serait plus forte que toi.
Elle lève ses bras et se défait les cheveux, qui tombent sur se épaules.
HORSHEED Avant toi, je ne connaissais pas l’ennui
total de mon existence. Oh, comme tu m’as fait tourner la tête quand tu t’es précipité pour manger cette pomme que j’avais écrasée ...
RAHMAN Lève-toi, mon âme...
HORSHEED Si je me lève, je ne serai plus humble... Tu
sais, quand je t’ai appelé chien, c’est moi qui te mordais dans ma tête... Mais tu es un chien impur, parce que je ne peux pas te toucher.
73.
RAHMAN Et que suis-je d’autre?
Elle réfléchit en silence.
HORSHEED L’homme à qui je me donne chaque jour.
RAHMAN C’est beau... Et encore?
HORSHEED L’homme qui me laissera ici et s’en ira
quand il aura fini son film. Il gémit, ne sachant quoi dire.
HORSHEED Quand tu me quitteras, je serai cette
chose monstrueuse: une veuve et une vierge à la fois.
Il se tait un moment.
RAHMAN Ton père n’acceptera jamais notre mariage.
Tu l’as dit toi-même. Elle lui jette un regard désagréable.
HORSHEED Je commence à percer tes secrets. Tu te
masturbes beaucoup?
74.
RAHMAN Bien sûr que non!... Comment ça beaucoup?
Je ne fais pas des choses pareilles... Et pourquoi tu crois que ça serait beaucoup?
HORSHEED (impatiente)
Beaucoup ou peu, quelle importance ?...
RAHMAN Je ne fais pas de telles choses.
HORSHEED Tu mens. Je vois que tu me mens déjà.
RAHMAN Bon, bien sûr que je le fais. Pourquoi tu
me le demandes?
HORSHEED Pour voir si tu me mens. Je sais que tous
les hommes se masturbent.
RAHMAN Et alors... toi non, peut-être?
Moi non.
Tu mens.
HORSHEED
RAHMAN
HORSHEED Bien sûr. Beaucoup. Dans les petites choses. Mais toi, tu ne devrais pas.
Elle se redresse.
75.
HORSHEED Je pourrais te faire souffrir...
RAHMAN Tu l’as déjà dit.
HORSHEED
Mais je pourrais faire mieux, me faire souffrir moi-même, ce qui te causerait une peine encore plus horrible.
PLUS TARD – NUIT Ils ont éteint la lampe.
La lumière de la lune passe à travers les rideaux, dessinant les silhouettes des Bouddhas.
Ils gisent toujours face-à-face, respirant lourdement, sans se toucher.
Leurs yeux sont grand ouverts. Il ouvre la bouche...
HORSHEED Chut... Je n’ai pas besoin de tes paroles.
INT. LA MANSARDE – MATIN Ils gisent dans la même position. Il dort, respirant lourdement.
76.
Elle est totalement éveillée, le fixant sans bouger. Il ouvre les yeux et lui sourit.
HORSHEED Tu ronfles, mon seigneur et maître.
Elle se lève et va directement au miroir. Elle se voit et frémit. Lèvres gonflées, yeux cernés, un visage de Bacchante.
HORSHEED C’est horrible que le bonheur puisse avoir
un tel visage.
Ils entendent des pas et commencent à mettre vite de l’ordre dans la pièce.
On frappe à la porte.
LA VOIX DE SPOJMAI Les enfants, réveillez-vous.
Horsheed court vers la porte et l’ouvre. Spojmai entre et examine vite la pièce. Elle voit le visage de Horsheed et a l’air choquée.
HORSHEED N’aie pas peur. Je suis plus fière de
cette nuit que d’une couronne.
77.
SPOJMAI Fais quelque chose avec cette tête. Ton
père emmène des étrangers pour visiter le musée.
Elle prend Horsheed par la main et l’entraîne hors de la mansarde.
SPOJMAI (CONT’D) Rahman, ferme-toi à l’intérieur et ne
bouge surtout pas. INT. SALLE DE BAINS – JOUR
Horsheed se lave et arrange ses cheveux dans un miroir. Spojmai la regarde, appuyée contre un mur. Elle a une expression de fascination.
HORSHEED Ce n’est pas de la sensualité, tu
comprends? Je serais heureuse d’être sa soeur. Je pourrais alors l’embrasser et le serrer dans mes bras. Je lui ai montré mes aisselles... il s’est évanoui.
SPOJMAI Oui, chérie, mais tu oublies que c’est un
homme…
HORSHEED Non, c’est mon chien. Est-ce qu’il a du
talent? Est-il un génie? Je m’en fous.
SPOJMAI Je crois que je deviendrai folle avant
vous. Tu ne sais même plus si tu es heureuse, ou si tu souffres. Crois-tu que vous pourrez toujours vous abstenir?
78.
HORSHEED Tu l’as entendu. Oui, je suis sure de moi.
Je suis sure de lui aussi. Quand je vois ses yeux humides, quand je vois les larmes coulant sur son visage, mon cœur fond. Parfois je voudrais me montrer nue à lui... mais je ne sais pas s’il pourrait le supporter sans devenir fou... Un fou... Un malade...
SPOJMAI Ma chère, j’ai très peur pour toi. Où est-
ce que ça peut vous mener?
HORSHEED Cette nuit, j’ai prié Dieu pour qu’Il
renverse ceci, pour qu’Il me ramène au temps où je ne l’avais pas encore rencontré. Eh bien, Il ne l’a pas fait. Mon cœur a continué de battre pour lui. Aussi longtemps que je pourrai prier, je resterai pure.
SPOJMAI Et pendant combien de temps tu penses que
vous pourrez continuer comme cela?
HORSHEED Je ne sais pas... Des années?
Elle voit le visage de Spojmai dans le miroir. HORSHEED (CONT’D)
Des mois?
SPOJMAI Vous en serez où dans six mois?
HORSHEED On ne va pas se toucher!...
79.
Elle jette l’essuie dans l’évier et hurle.
HORSHEED (CONT’D) Je l’ai juré!... Je l’ai juré à mon père...
qui a mis sur mes épaules le fardeau de sa confiance.
SPOJMAI Moi, je ne pourrais pas vivre dans un état
pareil au vôtre. Pardonne-moi, mais je n’arrive pas à croire que vous avez trouvé une sorte de bonheur dans ça.
HORSHEED Est-ce que la souffrance et le bonheur ne
sont pas les mêmes pour tout le monde ? Pour moi, le paradis sur terre serait de pouvoir vivre pour toujours ici, avec vous deux.
Avec un début de satisfaction, elle vérifie dans le miroir son visage réparé.
HORSHEED (CONT’D) Sans moi, c’est toi qu’il aurait aimée.
SPOJMAI Ne dis pas de bêtises.
Elles échangent un sourire dans le miroir.
SPOJMAI (CONT’D) Quand tu étais petite, je te prenais sur
mes genoux et je te demandais: est-ce que tu voudrais que je sois ta maman, celle que tu n’as pas eue, celle qui n’est jamais injuste, qui te console et te caresse ?... et tu criais oui, oui, oui... Ton père était tellement maladroit avec toi... Et j’ai été comme une mère pour toi, d’une certaine façon... Oui? Non?
80.
Horsheed se retourne et court dans ses bras.
EXT. LE SQUARE DEVANT LE MUSEE - JOUR
Des voitures s’arrêtent devant le musée.
Des chauffeurs sortent et ouvrent les portières.
Le père de Horsheed et un groupe d’étrangers montent les marches du musée en bavardant d’une façon familière.
Spojmai et Horsheed attendent en haut des marches. Horsheed serre les mains des visiteurs étrangers. Le père gesticule, fier, heureux. En boitant, Bibi Malalai ferme le cortège des visiteurs.
LA FENETRE DE LA MANSARDE, VUE DE L’EXTERIEUR Rahman regarde, tendu, à travers les rideaux. Son visage est sombre.
LA VOIX DE BIBI MALALAI Et vous avez internet tout le temps dans
ma guesthouse. INT. LA MANSARDE
Rahman ferme les rideaux et commence à faire les cent pas.
81.
EXT. LE SQUARE DEVANT LE MUSEE - JOUR
Les étrangers partent, serrant de nouveau la main de Spojmai, qui reste en haut des marches.
Horsheed suit son père dans l’une des voitures.
Avant d’y entrer, elle se tourne et fait signe en direction de Spojmai.
En réalité, son regard est dirigé vers les étages supérieurs du musée.
LA FENETRE DE LA MANSARDE, VUE DE L’EXTERIEUR
Rahman regarde de derrière les rideaux, son visage déformé par un rictus.
INT. LA MANSARDE – PLUS TARD
Il fait toujours les cent pas dans la mansarde, en se serrant de ses bras comme s’il avait froid.
Des pas rapides qui montent et puis on gratte à la porte.
C’est moi.
LA VOIX DE HORSHEED
Rahman ouvre et elle se glisse à l’intérieur, gaie, heureuse, vêtue d’une robe d’été légère et élégante.
Elle s’arrête en voyant son expression.
HORSHEED Qu’est-ce qu’il y a?
82.
Il la fixe en silence, réprobateur.
Quoi?
HORSHEED
RAHMAN Tu as serré leurs mains!...
Elle hésite une seconde, incrédule.
Elle rejette la tête en arrière et commence à rire, d’une façon un peu forcée.
Elle s’arrête lorsqu’elle réalise que son rire sonne artificiel.
Cela l’irrite et alors elle le toise froidement.
HORSHEED Bienvenue sur terre.
Brusquement, elle devient très fâchée.
HORSHEED (CONT’D) Si tu me faisais confiance, si tu croyais
en mon amour, tu aurais vu cette chose rare : une femme jeune et belle que tout le monde admire et dont la seule pensée est: le chéri, s’il me voyait maintenant, s’il voyait comme je me ferme à ces gens, comme je me garde pour lui, parce qu’il n’y a que son regard d’idiot qui
compte !... Il cherche ses mots, en bredouillant.
RAHMAN Je t’adore... Tu es...
83.
HORSHEED (fâché)
Crétin. Tu n’as aucune idée de ce que je suis en réalité. Je suis horriblement jalouse. Tellement jalouse, que je ne pourrais pas vivre une seconde si je devais te soupçonner de quelque chose. Alors comment oses-tu me soupçonner? Comment tu oses ?
Elle analyse son visage torturé.
HORSHEED Maintenant, dis-moi, pourquoi tu souffres?
RAHMAN Ta beauté m’oppresse.
HORSHEED Pourquoi tu trembles?
RAHMAN Si tu arrêtes de m’aimer, je perdrai la
raison... ou pire.
HORSHEED Ecoute, si tu ne supportes plus
l’intensité de cet amour, il faut peut- être réfléchir à une forme de sevrage.
Il émet un grognement de douleur.
HORSHEED Qu’est-ce qu’il y a dans ta tête? Arrête
de te frotter les mains, parle, bonhomme.
RAHMAN Je... ne sais plus... Tu as raison, j’ai
dû douter de toi...
84.
HORSHEED (de plus en plus fâchée)
Douter de moi?!... Tu souffres de lâcheté, voilà tout... Allez, ose, dis-moi le fond de ta pensée... De quoi doutais-tu?
RAHMAN Je venais de réaliser que si tu n’étais
pas aussi pure qu’un ange, je deviendrais fou. J’ai brusquement compris comment on pouvait tuer par amour. Et ça m’a fait peur de voir à quel point je suis devenu ton esclave.
HORSHEED Un jour c’est moi qui serai ton esclave,
mais ça ne me fera pas peur. Je baisserai la tête et j’accepterai mon joug. Petit homme, si j’étais méchante, ou une femme irrésolue et dévergondée, tu serais perdu. Je croquerais ton âme.
Il se jette par terre à ses pieds, face contre la terre, secoué de sanglots incontrôlés.
HORSHEED Tourne-toi sur le dos.
Il se retourne sur le dos, les bras en croix, la poitrine douloureuse.
En secouant les jambes, elle jette ses chaussures.
HORSHEED Vu que j’ai des bas, ça veut dire que
techniquement je ne te toucherai pas. Elle commence à marcher sur lui.
Elle met un pied sur son visage... reste en équilibre sur ce pied, se balançant d’avant en arrière...
85.
Elle marche à reculons sur sa poitrine, examinant son expression sous ses pieds.
Elle marche à nouveau sur son visage, puis elle recule.
Elle se penche et regarde... il a du sang autour de la bouche et il y a aussi du sang sur ses bas à elle.
HORSHEED Tu m’as mordue?
RAHMAN Non, c’est ma lèvre...
Elle descend de lui, se penche de nouveau, enlève une goutte de sang de ses bas et se la met en bouche.
Il râle.
âme.
Elle s’allonge aussi sur le dos par terre à côté de lui, ses genoux vers le haut et légèrement écartés.
Ils gisent tous les deux un temps, sans bouger. Elle respire lourdement, douloureusement. Sa respiration à lui sonne comme un râle.
RAHMAN Tu m’aimes!...
HORSHEED Tu lèches mes pieds, chien... Je lèche ton
86.
Lentement, elle roule sa robe vers sa poitrine et écarte encore plus les jambes, pendant que sa poitrine se soulève et s’abaisse spasmodiquement.
Lorsqu’il comprend ce qu’elle est en train de faire, il ferme les yeux et les maintient serrés très fort.
HORSHEED Regarde. Ça c’est aussi moi.
Il secoue la tête.
HORSHEED Bon, prend ta caméra, si tu as besoin
d’elle pour ne pas devenir fou.
Il reste sans bouger pendant quelques secondes.
Il tend un bras et cherche aveuglement le long du mur.
Sa main trouve le sac de la caméra.
Il sort la caméra et commence à tourner les boutons sans regarder vers elle.
HORSHEED
Regarde-moi.
Il ne lève pas son visage.
RAHMAN Tu me fais peur.
87.
HORSHEED Tu crois que tu es faible, mais c’est moi
qui tremble... Il dirige finalement la caméra vers elle.
Elle reste allongée, les jambes écartées.
RAHMAN (à travers l’objectif de la caméra)
L’ange qui a conçu ton corps a employé plus de lumière qu’il n’en fallait.
Horsheed se lève brusquement.
Elle remet ses vêtements en place avec une expression d’ennui, comme si elle boudait.
HORSHEED Ce commentaire d’un goût douteux n’était
vraiment pas nécessaire, mais merci bien quand même.
Elle va au miroir et arrange ses cheveux.
HORSHEED Une fois j’ai versé du shampooing dans une
bouteille d’eau de vaisselle et j’ai demandé à Shugufa d’attendre voir ce que tu faisais et si tu allais la boire. Elle m’a dit que tu l’as bue toute, dans un silence presque religieux, comme si c’était de l’eau de la Mecque.
PLUS TARD Ils sont allongés chacun sur son tapis.
88.
HORSHEED (respirant lourdement)
J’ai parfois ce désir fou de me donner... comme une chienne... comme un animal... de devenir ta chose... Me donner à toi serait la seule chose irréversible... Et quand ça m’arrive... je veux juste oublier qui je suis, je veux grogner et souffler comme une paysanne... anéantie, humiliée, ta possession pour toujours... Il y a un tel plaisir à savoir qu’on peut donner ce qu’on a de plus précieux. D’agir comme une folle, comme une simple d’esprit... ou comme Dieu...
Ils se tournent le dos et chacun commence à serrer et à embrasser son coussin, en gémissant.
Elle s’arrête et se retourne pour le regarder.
HORSHEED Quelle espèce d’homme es-tu? Pourquoi tu
embrasses ton coussin, alors que tu as une femme allongée à côté de toi ?
RAHMAN Eh bien, c’est parce que n’importe qui le
ferait, parce qu’on se sent plus fort et plus amoureux lorsqu’on échappe à l’instinct.
HORSHEED Oh, tu dois être une vile et méchante
personne, pour être capable de te contrôler comme ça. Tu me pousses donc à embrasser toute cette spiritualité, mais en même temps tu veux que je conçoive les conséquences des grandes caresses. Tu ne veux pas prendre, parce que ça serait assumer, mais tu voudrais bien recevoir, n’est-ce pas? Comme tes exigences sont inhumaines. Tu te contrôles trop, mon bonhomme!... Mon intuition me dit que tu devrais être moins lucide, moins systématique.
89.
RAHMAN Je t’aime tellement en tant que vierge,
que je ne suis pas sûr de vouloir te voir devenir femme. Tu serais alors quelqu’un d’autre.
PLUS TARD Ils gisent dans le noir.
HORSHEED Rahman, tu m’as fait quelque chose à
l’intérieur. C’est comme si tu avais remué un marécage qui était là, bouillonnant doucement dans le noir, et maintenant que tu l’as remué, des créatures inconnues sortent de là pour me hanter.
INT. LA MANSARDE – MATIN Ils s’étirent en baillant bruyamment.
Il prend la caméra, ouvre le magasin, sort la cassette de la soirée précédente et la lui tend. Elle la prend.
HORSHEED Quoi? Oh, non, je n’en veux pas. Je te
fais confiance, mon maître et seigneur.
Toujours allongée, rêveuse, elle pêche un bâton de rouge à lèvres dans son sac et commence à dessiner des orteils rouges sur la boîte de la cassette.
INT. BUREAU DU PERE – JOUR
LE PERE Tu sais pourquoi je t’ai appelée?
90.
Silence.
HORSHEED (avec une douceur prudente)
Tu voudrais m’exhiber encore à des étrangers? Ça me perturbe un peu dans mon travail, tu sais...
LE PERE Non, je veux plutôt t’exhiber à ton
potentiel futur mari, ma chérie... Ecoute, je ne vais pas te forcer, mais tu dois me comprendre... Ton oncle arrive d’Australie avec ton cousin... ton seul cousin... Mon seul neveu... J’aimerais beaucoup que tu essaies de l’aimer.
HORSHEED (le souffle coupé)
Tu aimerais que je l’aime?
LE PERE Tu sais que je ne te forcerai pas.
LE PERE (CONT’D) Il n’y a rien de mal à rencontrer sa
famille, non? Elle secoue la tête, pale.
LE PERE (CONT’D) Bien. Je dois dire qu’au début je leur ai
presque dit non. Mon frère a osé me demander si tu étais vierge. Voilà ce que l’Australie fait aux gens.
Elle se lève.
HORSHEED S’il-te-plaît, ne les amène pas au musée.
91.
INT. LA MANSARDE DE RAHMAN – JOUR Rahman marche de long en large, agité.
RAHMAN Ton père veut que tu épouses le fils de
son frère? Elle le regarde fixement, en tremblant.
HORSHEED Après tout, on est une famille plutôt
traditionaliste... je suppose...
RAHMAN Emploie des arguments médicaux. Dis-lui
que vos enfants naîtront aveugles.
HORSHEED Il dit qu’on est d’une souche solide. Que
ça n’arrivera pas. (comme dans une transe) Je pense que pour ça il a plutôt raison...
(silence) Qu’est-ce que je dois faire?
RAHMAN Tu ne peux rien contre ton père. Sa
décision est prise; bientôt toute la ville sera au courant. Ta cible doit être le cousin. Tu dois être désagréable avec lui dès la première rencontre.
Il déambule, les poings serrés, pensant à haute voix.
RAHMAN Je dois le voir d’abord. Je serai à
l’aéroport quand ils arriveront. Je me cacherai. Ton père ne me verra pas. Je trouverai un plan après que je les aurai vus.
92.
PLUS TARD Ils gisent dans le noir, immobiles, se tournant le dos.
Soudainement, ils commencent à pleurer tous les deux, serrant et mouillants leurs coussins.
Leurs épaules sursautent spasmodiquement. Ils se taisent et ils se retournent pour se voir.
Ils s’inspectent un moment, se retournent de concert, dos à dos, et ils se remettent à pleurer, chacun de son côté.
EXT. AEROPORT – JOUR
Le petit bâtiment déglingué de l’aéroport.
Un avion atterrit.
La façade de l’aéroport est recouverte d’une énorme affiche représentant le commandant Massoud.
Des véhicules de l’OTAN, des chiens, des Afghans par grappes, avec d’invraisemblables quantités de bagages.
INT. AEROPORT – JOUR
Le père marche de long en large dans le hall d’attente, en fumant nerveusement et en s’arrêtant de temps en temps pour parler à des connaissances.
Dans la foule anonyme des pauvres qui attendent, Rahman, portant des lunettes de soleil noires, se cache derrière des Sikhs qui se tiennent un peu à l’écart.
93.
Des voyageurs commencent à sortir de la zone internationale; des gens qui attendaient se précipitent vers eux, les embrassant, les culbutant, leur arrachant les bagages.
Le frère du juge et son fils apparaissent, habillés à l’occidentale.
Le fils est un peu plus âgé que Rahman, à l’allure sportive, solide et bien habillé, quoique pas très à l’aise.
Les deux frères s’embrassent, se tapant dans le dos, s’examinant, se parlant rapidement, les yeux humides.
Rahman les observe, tendu, ses lèvres pressées en une fine ligne sans relief.
INT. LA MANSARDE - JOUR
RAHMAN Tu le repousseras calmement, tu le
contrediras sans arrêt, tu le prendras en défaut, même s’il ne parle que du temps qu’il fait. Ce sont des gens vulgaires, qui ne connaissent plus le pays.
Elle approuve silencieusement de la tête.
RAHMAN (CONT’D) Et parle tout le temps de religion, de ta
foi et de Dieu... En principe, ça devrait faire s’enfuir un homme normal.
Elle hoche la tête, souriant tristement.
RAHMAN (CONT’D) Sois calme, froide et polie. La politesse
froide tue tout assaut amoureux. Il pourrait se plaindre auprès de ton père, qui te le reprochera. C’est là que ton tour vient.
94.
RAHMAN (CONT’D) Tu feras remarquer à ton père combien
l’attitude pleurnicharde et intrigante de ce cousin est inconvenante. Ton père perdra patience avec eux.
Il va à la fenêtre et regarde à l’extérieur.
RAHMAN (CONT’D) Mais, le plus important doit rester ceci:
beaucoup de religion!... Tu ne devras même pas mentir. Après tout, nous sommes innocents.
HORSHEED J’ai averti mon père que s’il les amène
ici à l’atelier afin de me montrer comme un singe, je vais casser tout mon travail devant eux.
RAHMAN Excellent. Nous allons envelopper des
morceaux de plâtre dans des torchons humides, pour que tu ne doives pas casser des vraies choses, et s’ils viennent, alors tout ce que tu devras faire sera de jeter ça dans la poubelle, en faisant un grand bruit. Tu le feras froidement, systématiquement, sans prononcer un mot.
HORSHEED (comme dans un rêve)
On sera présentés ce matin. INT. CHEZ LE JUGE – JOUR
Le père, son frère et le neveu sont assis, bavardant. Horsheed et Spojmai entrent dans la pièce. La vieille Shugufa entre aussi, apportant un plateau.
95.
LE PERE Alors, Horsheed, Jamsheed se demandait
s’il allait te reconnaître, après toutes ces années pendant lesquelles il ne s’est pas donné la peine de venir nous visiter... et voici Mustafa, un grand garçon, d’après ce que je vois, et qui me semble être promis à un grand avenir.
Mustafa se lève avec un mouvement précipité, un peu rigide, et lui tend la main.
Horsheed ne la prend pas.
Elle le salue de la tête, en regardant vers ses pieds, rougissant sans effort.
HORSHEED Cousin... Mon oncle... Salaam.
Un moment de surprise générale.
LE PERE C’est comme cela que tu reçois ton cousin?
Horsheed le regarde avec une parfaite expression d’étonnement.
HORSHEED Devrais-je me précipiter et l’embrasser,
papa? Silence embarrassé.
LE PERE C’est à dire... Je pense que tu pourrais
être un peu plus amicale.
HORSHEED Est-ce que c’est un ordre, papa?
96.
LE PERE Oui, c’est un ordre.
HORSHEED (vers son cousin)
Monsieur (aqa), mon père a dirigé un groupe de mujahedeen pendant la guerre, alors il se comporte parfois comme s’il était toujours sur le front. Je suis curieuse de voir si vous accepterez une amitié imposée par ordre.
MUSTAFA Mais... Non... Miss... Mademoiselle... Ma
soeur... non, cela n’aurait, bien évidemment, aucune valeur.
ONCLE Je pense, Horsheed, que lorsque tu
connaîtras mieux Mustafa, tu commenceras à l’aimer beaucoup.
HORSHEED De quel point de vue, mon oncle?
LE PERE De tous les points de vue.
HORSHEED Un homme qu’on doit aimer de tous les
points de vue est un homme qu’on est supposée épouser.
LE PERE Bon, ben, voilà, tu l’as dit...
HORSHEED Monsieur (aqa)... mon cousin... Je ne sais
pas ce que nos pères ont décidé, mais je suppose que si vous aviez un plan personnel, vous n’hésiteriez pas à me le présenter vous-même.
97.
MUSTAFA Mon papa, et aussi votre père, m’ont
beaucoup parlé de votre beauté, mais je constate que leur description était bien en-deçà de la vérité.
HORSHEED Ceci n’est que votre impression, qui est
certainement superficielle, vu que vous ne me connaissez pas du tout et que personnellement je ne tire aucune satisfaction de cette beauté que vous me décrivez.
LE PERE Ma fille est insupportable!... Un
tempérament d’artiste. Venez, on va vous montrer son atelier...
HORSHEED Papa, je t’avais demandé...
LE PERE Oui, tu me l’avais demandé, mais bon, je
dois aussi pouvoir montrer quelque chose dont je suis fier...
MUSTAFA Monsieur, je crois qu’elle ne veut pas...
LE PERE Oh, arrêtez, après tout c’est au musée...
C’est un endroit public. Spojmai, viens, c’est toi qui as les clés.
INT. L’ATELIER AU MUSEE – JOUR Ils entrent tous.
Une série de formes enveloppées de linges humides sont disposées le long des murs, entre les statues restaurées.
98.
L’oncle et Mustafa déambulent dans la salle, mimant l’admiration.
L’oncle essaie d’enlever le linge enveloppant l’une des figures.
Horsheed l’arrache, marche vers la poubelle ouverte et la jette dedans avec un grand BANG de plâtre cassé.
Le père pousse un juron et se précipite vers elle, lui attrapant le bras.
Horsheed lui fait face, les lèvres tremblantes.
HORSHEED Tu vas me frapper maintenant?
LE PERE Eh bien, je devrais.
HORSHEED Tu m’as déjà fait mal.
Comment ça?
LE PERE
HORSHEED Tu me tords le bras. J’aurai certainement
un grand bleu.
LE PERE Ce n’est pas vrai. Montre.
Il essaie de remonter sa manche.
HORSHEED Et maintenant tu me déshabilles devant les
visiteurs.
99.
Spojmai intervient et tire le père en arrière.
SPOJMAI S’il-te-plaît, arrête!...
Horsheed se tourne vers les invités, tremblante.
HORSHEED Je regrette d’avoir été obligée de
détruire mon modèle...
LE PERE Tu as été “obligée”?!... Mais je n’en
crois pas mes oreilles!...
HORSHEED J’ai toujours cru que dans notre famille
les gens respectaient leur parole.
MUSTAFA Je regrette d’avoir provoqué tout ceci à
cause d’une simple visite.
HORSHEED Vous n’y êtes pour rien, monsieur. Je ne
sais pas ce qu’on vous a promis, mais mon père aurait dû savoir que je ne suis pas à vendre. Je suis une vraie personne. A vous, venant d’Australie, je dois paraître provinciale, mais sachez que j’ai une âme bien à moi et même des pensées propres.
Personne ne trouve rien à répondre.
LE PERE Mes chers, si on allait visiter ce vieux
bazar? Ils sortent tous dans un silence lourd.
100.
INT. BUREAU DU PERE – JOUR Horsheed et son père sont assis face à face, tendus.
LE PERE Où est maintenant le jeune homme avec son
histoire d’orteils? Réponds-moi.
HORSHEED Tante Spojmai lui a donné une chambre au
musée.
LE PERE (nerveux)
Je sais cela. Il devait se trouver une chambre ailleurs après un temps.
Il la prend par le bras et la perce de ses yeux. Il est tendu et ses lèvres tremblent.
HORSHEED
Quoi?
LE PERE Tu as juré. Tu as fait un serment devant
moi.
HORSHEED Je sais. Je tiens toujours mes promesses.
Ils se regardent, yeux dans les yeux.
HORSHEED Personne n’a jamais touché à un centimètre
de ma peau, à part pour serrer des mains en public, si c’est ce que tu veux savoir.
101.
HORSHEED (CONT’D) Personne n’a même pas touché mes orteils.
Je suis tout aussi pure qu’à ma naissance.
LE PERE Je te crois. Pardonne-moi... Ce n’est pas
que je te soupçonnais... C’est juste que mon frère a commencé une enquête, et que Bibi Malalai est allée lui dire...
Horsheed prend une expression peinée et incrédule.
HORSHEED Bibi Malalai? Ma parole doit s’affronter à
celle de Bibi Malalai maintenant? Papa, papa, que te font faire ces gens ?
LE PERE Je regrette. J’avais espéré... De toute
façon, Spojmai doit se débarrasser immédiatement de ce garçon. Je l’avais oublié. Elle est naïve, elle a toujours son Paris en tête, mais moi je tiens à sa réputation.
Horsheed se lève et va vers la porte.
LE PERE A propos... Je trouve Mustafa une personne
très ennuyeuse. Mais nous avons au moins montré à mon frère que nous voulions essayer.
EXT. LA PORTE D’ENTREE DE LA GUESTHOUSE DE BIBI MALALAI - JOUR
Bibi est en train de vérifier quelque chose à la serrure de sa porte.
Horsheed traverse depuis le musée et va vers Bibi Malalai.
102.
HORSHEED Salaam, Bibi. Tu as fini pour aujourd’hui?
Est-ce que tu voudrais voir mon atelier? (riant)
Tu as été dans le musée, mais tu n’as pas encore vu les merveilles de l’atelier.
Bibi arrange son fichu avec une expression cynique. Elle parle d’une voix sirupeuse.
BIBI Mais ça serait avec le plus grand plaisir.
Elles traversent la rue vers le musée.
HORSHEED Je ne l’ai montré qu’à des étrangers
jusqu’ici... Et à mon père, bien sûr... Il l’a trouvé... rempli de mystères.
Bibi montre l’escalier en essayant de cacher un sourire ironique.
En haut des marches, elle attend que Horsheed trouve la bonne clef.
BIBI Ma chérie, je savais que tu étais une
fille intelligente, qui peut écouter un conseil amical. J’ai dit ça à ton père aussi, mais il n’écoute jamais.
HORSHEED Quel genre de conseil?
BIBI Oh, mais tu sais très bien, petite
cachotière.
103.
HORSHEED Je n’ai aucune idée de quoi tu parles.
BIBI Non? Vraiment...
Elle menace Horsheed de son index amusé.
BIBI (CONT’D) Et le jeune homme avec ses orteils?
L’homme à la caméra?
HORSHEED (ouvrant la porte)
Viens, on parlera mieux de tout ça à l’intérieur.
INT. L’ATELIER DU MUSEE – JOUR Horsheed ouvre la porte et laisse entrer Bibi.
Elle entre en poussant des “Aaaaah!...” d’admiration qui ne sont simulés qu’à moitié.
Elle fait le tour de l’atelier, en examinant les statues de près.
Elle s’arrête devant un Bouddha gras et gros, souriant, aux longs cheveux.
BIBI Elle est grosse et comique, mais comme
c’est honteux de montrer cette nudité!... On voit ses tétons.
HORSHEED C’est un homme. C’est un Bouddha.
104.
BIBI (incrédule)
Ça alors!…
HORSHEED Nos ancêtres étaient des Bouddhistes... Ils
vénéraient les tétons de cet homme.
BIBI Arrête!...
Elle se penche pour mieux voir.
BIBI (CONT’D) Pas mes ancêtres, mademoiselle, pas les
miens. Les tiens, peut-être. Nous, on a toujours été de bons musulmans. Hm. Cet endroit est plein de nudité et de tétons... Et toi, pauvre petite, tu dois toucher et frotter ça chaque jour.
Elle se retourne et fait face à Horsheed.
A ce moment précis, Horsheed la FRAPPE au visage avec une telle violence, que la vieille est projetée contre le Bouddha.
Promptement, le Bouddha S’ECROULE lourdement sur elle.
Bibi ouvre la bouche pour hurler, mais Horsheed lui envoie son pied avec toute sa force dans le ventre.
La vieille se recroqueville sur elle même de douleur.
Horsheed l’empoigne par les cheveux et lui tord un bras derrière le dos.
105.
HORSHEED Ne crie pas, ou je te casse le bras.
BIBI (terrorisée)
Oh, mon Dieu... Tu es... folle... Horsheed lui tord le bras avec encore plus de force.
BIBI (à bout de souffle)
S’il-te-plaît… Aaaargh… Arrête!…
Horsheed lui tire encore plus les cheveux, forçant la vieille à regarder le plafond.
HORSHEED Pourquoi? Pourquoi tu as fait ça?
BIBI C’est horrible... Laisse-moi!
HORSHEED Non, tu es horrible, espèce d’insecte
dégoûtant... Pourquoi tu as fait ça?
BIBI Je ne peux pas parler... Laisse-moi
respirer! Horsheed lui lâche les cheveux et le bras.
Bibi avale de l’air plusieurs fois, en se tenant la gorge avec un râle de moribonde.
Brusquement elle se jette vers la porte, en HURLANT hystériquement.
106.
BIBI Au secours!...
Horsheed l’attrape avant qu’elle arrive à la porte, la gifle et commence à lui serrer le cou, l’étranglant.
La vieille montre le blanc de ses yeux, essayant vainement d’écarter les mains de Horsheed.
HORSHEED Ecoute, vieille vache stupide... Stupide,
parce que quand tu t’es mise à aller raconter des choses sur moi tu n’imaginais pas combien je pouvais être méchante...
Elle lui lâche la gorge. Bibi reste debout, le dos au mur, haletante.
Horsheed sort de sa poche une poignée de billets de banque froissés.
HORSHEED Regarde ça. C’est ce que ça coûterait pour
avoir ta peau. Je trouverais n’importe quand quelqu’un pour te mettre une balle dans le groin, non seulement à toi, mais aussi à ton crétin de fils. Et je viendrais pisser sur ta tombe. Voilà... Maintenant tu sais à qui tu as à faire.
Elle jette l’argent à la face de la vieille.
HORSHEED Prend ça et tire-toi. Et quand tu le
dépenseras, rappelle-toi que c’est ça ce que tu vaux ... et une balle dans le cul.
Elle ouvre la porte.
107.
HORSHEED Que Dieu te protège.
BIBI (presque inaudible)
Que Dieu te protège aussi. La vieille sort en boitant aussi rapidement qu’elle peut. Pantelante, Horsheed appuie son dos au mur. Elle commence à pleurer en silence.
Rahman apparaît sur le seuil.
RAHMAN Tu ne devais vraiment pas faire ça, crois-
moi ; c’était inutile...
HORSHEED (haletante)
Ah, bon? Et pourquoi pas?
RAHMAN Parce que maintenant rien ne pourra
l’arrêter. Tu crois qu’elle va se taire ?
HORSHEED (exasperée)
Oh, comme tu sais aider. Merci pour l’optimisme!... Tu ne serais pas aussi un peu lâche sur les bords?
108.
RAHMAN Arrête avec ça. Je ne pense pas que nous
pouvons rester ici. On devrait s’enfuir. Se cacher quelque part.
HORSHEED Où veux-tu qu’on se cache? Tu as une idée?
Tu as fait des plans?
RAHMAN (perdant patience)
Quels plans? De quoi tu parles? Tu m’as toujours dit qu’on n’avait pas d’avenir!...
HORSHEED Je n’en crois pas mes oreilles!... Je
demanderai à Spojmai de te mettre à la porte dès demain. Ou si tu préfères rester, tu peux. Je crois que j’aimerais bien aller en Australie, après tout. Donne-moi cette cassette où je suis nue.
RAHMAN (surpris, peiné)
Quoi? Pourquoi?
HORSHEED Comment ça pourquoi ? Parce que je ne veux
pas que tu possèdes ça.
RAHMAN (le souffle coupé)
Tu ne veux pas que je possède ça!... Tu penses que je vais l’utiliser, ou quoi? La mettre sur Internet? Aller la regarder avec ton père?
HORSHEED Quoi?!... Mais tu es fou! Quel cerveau
tordu !
109.
RAHMAN Cerveau tordu!... Eh bien, tu le savais et
ça te plaisait!...
HORSHEED Ça me plaisait!... Tu n’arrêtes pas de
parler au passé!... Tu es vraiment persuadé que c’est fini. Oh, comme tu renonces vite!...
RAHMAN (changeant de ton)
Allez, Horsheed, arrête... Ne détruis pas notre amour pour ça.
HORSHEED “Notre amour”!... Tu en parles comme si
c’était un bébé, ou un objet posé là...
Rahman marche vers elle et ouvre ses bras avec une expression peinée.
RAHMAN Horsheed, s’il-te-plaît!...
HORSHEED Ne prends pas cette expression humble qui
me rend dingue. Là tu ressembles vraiment à un chien battu. Donne-moi cette cassette. Donne-moi toutes les cassettes!... Je veux être sure. Tu n’allais jamais faire un film, de toute façon.
RAHMAN Je ne te donnerai rien du tout.
HORSHEED Alors je vais le dire à mon père.
110.
RAHMAN Le dire à ton père? Il te tuerait de ses
propres mains.
HORSHEED Oui, et peut-être aussi une foule de
voisins se rassemblera en criant: “allons baiser la pute avant de la lapider”... Et tu t’enfuiras pendant ce temps. Espèce de minable!... Je monte chercher les cassettes.
L’air déterminé, elle marche vers l’escalier menant à la mansarde. Rahman lui bloque le chemin.
RAHMAN Non, tu n’iras pas. Tu dois me faire
confiance.
HORSHEED Ne me touche pas.
RAHMAN (lui bloquant le chemin)
Je ne vais pas te toucher. Regarde comme tu pousses. C’est toi qui es en train de me toucher.
HORSHEED Aha! C’est moi!... Les choses t’arrivent
seulement, sans ta participation. Tu ne prends aucune responsabilité.
RAHMAN Ah, bon? Qui c’est qui est venu vers toi?
Qui a pris l’initiative le premier? Qui s’est ridiculisé au bazar pour attirer ton attention?
111.
HORSHEED C’est tout ce que tu sais faire: te rendre
ridicule. Spojmai monte en courant, paniquée.
SPOJMAI Qu’est-ce que vous faites? Pourquoi vous
criez comme ça? Horsheed va d’un pas déterminé vers la sortie.
HORSHEED Je veux que tu le mettes à la porte d’ici
demain. Cette fois-ci pour de bon... On l’entend monter dans l’escalier.
LA VOIX DE HORSHEED Je vais chercher cette cassette.
Tremblant, Rahman serre sa poitrine et lève les yeux vers Spojmai.
SPOJMAI Oh, non, tu ne vas pas encore t’évanouir.
INT. LA MANSARDE DE RAHMAN – PLUS TARD
Il écrase et détruit systématiquement toutes les cassettes avec une statue de Bouddha.
De temps en temps il saute sur elles à pieds joints ; parfois il se penche pour en prendre une déjà cassée et déchirer la bande magnétique.
Spojmai entre et le regarde faire.
112.
Il s’arrête un moment et lui dit entre ses dents :
RAHMAN Si quelqu’un te le demande, tu diras que
j’ai tout perdu.
SPOJMAI Il aurait suffi de les effacer.
Elle sort, en fermant la porte sans bruit. INT. LA MANSARDE – MATIN Il a bouclé son petit sac. Il marche à travers la pièce, se serrant de ses bras. Spojmai ouvre la porte.
SPOJMAI Ils sont là.
(inquiète) Tu es prêt?
Il lui montre le sac. Elle ne dit rien. Elle a gardé la porte ouverte.
Il prend son sac, passe à côté d’elle et commence à descendre l’escalier.
EN BAS DE L’ESCALIER Spojmai lui tend la main.
113.
Rahman la prend, la regarde dans les yeux.
SPOJMAI Eh bien, que Dieu te protège.
RAHMAN
Adieu.
SPOJMAI Horsheed me demande de te saluer aussi.
RAHMAN C’est gentil.
Spojmai lui tend la main une deuxième fois.
SPOJMAI Bon, ben... Adieu.
EXT. DEVANT LE MUSEE – JOUR
La lumière est aveuglante et Rahman, lorsqu’il sort, ferme les yeux pendant une seconde.
La jeep du père attend.
Le père est derrière le volant, son frère à côté de lui. Mustafa est assis à l’arrière, les bras croisés, rayonnant.
RAHMAN As-salaam aleikum.
Ils lui répondent tous en choeur.
114.
LE PERE Entre, mon garçon.
Rahman entre et s’affaisse dans le fond, à côté de Mustafa. INT. LA VOITURE ROULE EN VILLE
ONCLE Et voici donc l’homme à la caméra...
LE PERE Pauvre garçon. Il voulait tellement faire
ce film dont je vous ai parlé, mais il a perdu toutes les cassettes du casting...
L’oncle rit en se tapant les hanches.
LE PERE Jamsheed !... Ce n’est pas comique.
Il se retourne légèrement vers Rahman, tout en conduisant.
LE PERE (CONT’D) S’il-te-plaît, ne te vexe pas. On est tous
un peu euphoriques. On vient de décider les fiançailles de Horsheed et de Mustafa. Ils retournent maintenant en Australie pour préparer le mariage.
Mustafa rayonne et soupire, visiblement heureux. Il donne à Rahman un coup de poing amical dans les côtes. Rahman regarde droit devant lui, figé.
LE PERE Ah, parlant des cassettes, il y en a au
moins une qu’on a sauvée.
115.
Tout en conduisant, il sort de sa poche la cassette barbouillée de rouge et s’évente avec, content de lui-même.
LE PERE Ma fille m’a dit de te la rendre. Elle l’a
prise par erreur au musée avec des affaires à elle. Tu es content, non ?
MUSTAFA (légèrement méprisant)
Est-ce qu’elle aurait pu obtenir le rôle? Tu penses que c’est une bonne comédienne?
ONCLE Mustafa, sois poli, s’il-te-plaît. Pour le
moment, tu n’es que fiancé. Le père tend la cassette à Rahman, au-dessus de son épaule.
LE PERE On n’a pas pu la regarder.
MUSTAFA Tu utilises un vieux système. Moi, j’ai
une caméra bien plus moderne, de meilleure qualité, qui emploie une toute autre sorte de cassettes.
Il en sort une, la montrant à Rahman.
MUSTAFA Comme ceci!...
ONCLE Et, mon garçon, écoute le conseil de
quelqu’un qui s’est fait tout seul, et à l’étranger en plus : trouve-toi un vrai métier.
116.
Le père arrête la voiture, attend que Rahman sorte.
LE PERE Si je comprends bien, tu ne pars pas à
l’étranger. Alors voici ton terminal.
INT. L’AEROPORT. TERMINAL DES VOLS INTERIEURS - JOUR
Longue file de gens qui avancent très lentement.
Des pèlerins, de dignes vieillards enturbannés, des femmes voilées, des enfants qui hurlent.
Quelques militaires occidentaux, armés, regardent la scène en fumant.
Un portier se précipite pour prendre le sac de Rahman, mais il ne le lâche pas, secouant la tête, absent.
Il arrive devant le guichet de contrôle.
OFFICER DES DOUANES Passeport, mon frère?
FADE OUT
117.
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