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“A quoi le monde ressemblerait-il, s’il se pouvait inventer chaque jour de nouveaux signes pour exprimer fidèlement la nouveauté de chaque jour?”

Klossowski, Postface aux Lois de l’Hospitalité

Le Moyen-Age, c’est drôle…

L’obscurité n’est plus ce qu’elle était, et ce n’est pas rassurant. On pensait notre époque comme porteuse d’originalité, on pensait le Moyen Age comme une ère révolue, âge de l’obscurantisme, période d’obscurité, caractérisée par une littérature indigeste, dont le nom est casuistique, pages illisibles, débats doctrinaux, doctoraux.

Il y a de ça, évidemment. Mais il y a aussi une frénésie, une sensualité du discours, une rhétorique qu’on peut qualifier de surréaliste.

En même temps, au Moyen-Age, à la Renaissance les gens raisonnaient comme nous. Comme nous, ils vivaient sous l’emprise d’une rage classificatoire. Leur science exacte, c’était la taxinomie, le désir d’apposer une étiquette, croyant sans doute qu’un phénomène pour lequel on aura trouvé un nom sera du coup compris, possédé. C’est l’appropriation par le vocabulaire. On connaît cette classification chinoise inventée par Borges et qui forme le point de départ des Mots et des Choses de Michel Foucault: “les animaux se divisent en: a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d)cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches”.

Des cours scolaires mal faits ont relégué  cette littérature dans les limbes de l’oubli. Il faudrait maintenant établir un guide de la drôlerie médiévale.

INCUNABLES

Voyons: on appelle incunables, d’une manière conventionnelle, ces livres parus en Europe entre l’invention de l’imprimerie et l’an 1500. Incunabula, un neutre pluriel, désignait en latin le berceau et, au sens figuré, l’enfance.Le grand nombre d’abréviations, souvent abérrantes, et le nombre impressionnant de signes graphiques hérités des copistes du Moyen-Age, signes destinés à remplacer des groupes de sons, ou, parfois, des mots entiers, faisait qu’on avançait à l’époque à grands pas vers une véritable écriture hiéroglyphique.

Les pages de ces incunables sont numérotées et portent en haut le chapitre et la section, afain de rendre aisée l’utilisation de l’index alphabétique, par matières, qu’on trouve à la fin, voire au début du livre.

Voyons cette Summa Theologiae, concoctée avec un enthousiasme non dissimulé par Saint Antonin (1389-1459, archevêque de Florence à partir de 1445). Dès qu’on aborde la Somme Théologique, on est frappé par la méticulosité avec l’archevêque et ses contemporains codifiaient le réel: il y a ainsi -et c’est l’exemple le plus connu- 4 niveaux de compréhension d’un texte, mais l’herméneutique de la Renaissance englobe tout l’univers. A côté de ces 4 modes d’interprétation d’un texte, il y a aussi 4 catégories de corps célestes: a) les comètes, b) les étoiles fixes, c) les étoiles erratiques (c’est-à-dire les 7 planètes connues à l’époque) et la quatrième catégorie, où entre une stella singularis, qui est l’étoile qui s’est montrée aux rois mages, pendant la dernière nuit de l’an -1.

La progression de la luxure se fait suivant 7 échelons, 7 degrés de peccabilité. Suivons-les:

– a) le premier, c’est le complacencie (complacentiae) tolleratio, i.e. “se complaire dans l’indulgence”;

– b) le deuxième, c’est la morosa delectatio, l’étrange jouissance apathique réactualisée de nos jours par Klossowski et Blanchot.

Ces deux premiers stades constituent des péchés véniels, alors que les cinq suivants, s’ils sont pratiqués extra matrimonium, s’avèrent mortels. Nous traversons ainsi le c)consensus in actum turpem (la connivance dans la turpitude) et d) l’impudica aspectio(appelée aussi aspectus libidinosus), pour arriver à e) la turpis confabulatio, inciter à la luxure par les paroles (ce qui, dans l’Epître aux Efessiens est appelé stultiloquio, parler de fous). La sixième marche de la progression érotique est représentée par f) la libidinosa contrectatio, qui comprend tous les types d’attouchements. Pour ceux qui ne contentent pas de cela, il y a la septième marche, g) l’expletio (ou alors consummatiolibidinosi operis, l’accomplissement de l’oeuvre libidinale, mais nous n’allons pas nous attarder la-dessus.

Quant aux fautifs, aux libidineux, ils sont divisés, d’une manière très dostoïevskienne, en “frigides” et “tièdes” (frigidi et tepidi). Paradoxalement, les “frigides” sont justement ceux qui sont habituati in peccato, les habitués du péché, ceux qui se répètent d’une façon morose.

Un peu plus loin, la fornication est mise au même niveau de turpitude que le vol et l’homicide et c’est l’occasion d’introduire une luxuriante classification des mains: a) manus raptoria(pillarde), b) manus furatoria (voleuse), c) sacrilega, d) iniuste iudicatoria (qui trafique la justice), etc., et même une manus in iudicio inique assitoria, complice au jugement inique.

Et nous nous émerveillons devant cette morose délectation du Logos, devant le triste stupre de ces milliers de textes greffés l’un sur l’autre, comme il est arrivé avec ce livre de Maïmonide commenté par Sant Antonin, livre où est commenté le Grec Aristote, livre écrit en Egypte, en arabe, traduit en hébreu par d’inconnus rabbins provençaux, retraduit en latin hiéroglyphique, pour que l’archevêque puisse y lire que les maux ne sont que des privations.

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